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45 DESSINS PAR BENETT
BIBLIOTHĂQUE
DâEDUCATION ET DE RĂCREATION
J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB
PARIS
1886
I. | OĂ LE MONDE SAVANT ET LE MONDE IGNORANT SONT AUSSI EMBARRASSĂS LâUN OU LâAUTRE. |
II. | DANS LEQUEL LES MEMBRES DU WELDON-INSTITUTE SE DISPUTENT SANS PARVENIR Ă SE METTRE DâACCORD. |
III. | DANS LEQUEL UN NOUVEAU PERSONNAGE NâA PAS BESOIN DâĂTRE PRESENTĂ, CAR IL SE PRESENTE LUI-MĂME. |
IV. | DANS LEQUEL, Ă PROPOS DU VALET FRYCOLLIN, LâAUTEUR ESSAIE DE RĂHABILITER LA LUNE. |
V. | DANS LEQUEL UNE SUSPENSION DâHOSTILITĂS EST CONSENTIE ENTRE LE PRĂSIDENT ET LE SECRĂTAIRE DU WELDON-INSTITUTE. |
VI. | LES INGĂNIEURS, LES MĂCANICIENS ET AUTRES SAVANTS FERAIENT PEUT-ĂTRE BIEN DE PASSER. |
VII. | DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS REFUSENT ENCORE DE SE LAISSER CONVAINCRE. |
VIII. | OU LâON VERRA QUE ROBUR SE DĂCIDE Ă RĂPONDRE A LâIMPORTANTE QUESTION QUI LUI EST POSĂE. |
IX. | DANS LEQUEL Lâ« ALBATROS » FRANCHIT PRĂS DE DIX MILLE KILOMĂTRES, QUI SE TERMINENT PAR UN BOND PRODIGIEUX. |
X. | DANS LEQUEL ON VERRA COMMENT ET POURQUOI LE VALET FRYCOLLIN FUT MIS Ă LA REMORQUE. |
XI. | DANS LEQUEL LA COLĂRE DE UNCLE PRUDENT CROĂT COMME LE CARRĂ DE LA VITESSE. |
XII. | DANS LEQUEL LâINGĂNIEUR ROBUR AGIT COMME SâIL VOULAIT CONCOURIR POUR UN DES PRIX MONTHYON. |
XIII. | DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS TRAVERSENT TOUT UN OCĂAN, SANS AVOIR LE MAL DE MER. |
XIV. | DANS LEQUEL Lâ« ALBATROS » FAIT CE QUâON NE POURRA PEUT-ĂTRE JAMAIS FAIRE. |
XV. | DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES QUI MĂRITENT VRAIMENT LA PEINE DâĂTRE RACONTĂES. |
XVI. | QUI LAISSERA LE LECTEUR DANS UNE INDĂCISION PEUT-ĂTRE REGRETTABLE. |
XVII. | DANS LEQUEL ON REVIENT Ă DEUX MOIS EN ARRIĂRE ET OĂ LâON SAUTE Ă NEUF MOIS EN AVANT. |
XVIII. | QUI TERMINE CETTE VĂRIDIQUE HISTOIRE DE Lâ« ALBATROS » SANS LA TERMINER. |
« Pan !... Pan !... »
Les deux coups de pistolet partirent presque en mĂȘme temps. Une vache, qui paissait Ă cinquante pas de lĂ , reçut une des balles dans lâĂ©chine. Elle nâĂ©tait pour rien dans lâaffaire, cependant.
Ni lâun ni lâautre des deux adversaires nâavait Ă©tĂ© touchĂ©.
Quels Ă©taient ces deux gentlemen? On ne sait, et, cependant, câeĂ»t Ă©tĂ© lĂ , sans doute, lâoccasion de faire parvenir leurs noms Ă la postĂ©ritĂ©. Tout ce quâon peut dire, câest que le plus ĂągĂ© Ă©tait Anglais, le plus jeune AmĂ©ricain. Quant Ă indiquer en quel endroit lâinoffensif ruminant venait de paĂźtre sa derniĂšre touffe dâherbe, rien de plus facile. CâĂ©tait sur la rive droite du Niagara, non loin de ce pont suspendu qui rĂ©unit la rive amĂ©ricaine Ă la rive canadienne, trois milles au-dessous des chutes.
LâAnglais sâavança alors vers lâAmĂ©ricain :
« Je n en soutiens pas moins que câĂ©tait le Rule Britannia! dit-il.
â Non! le Yankee Doodle! » rĂ©pliqua lâautre.
La querelle allait recommencer, lorsque lâun des tĂ©moins â sans doute dans lâintĂ©rĂȘt du bĂ©tail â sâinterposa, disant :
« Mettons que câĂ©tait le Rule Doodle et le Yankee Britannia, et allons dĂ©jeuner! »
Ce compromis entre les deux chants nationaux de lâAmĂ©rique et de la Grande-Bretagne fut adoptĂ© Ă la satisfaction gĂ©nĂ©rale. AmĂ©ricains et Anglais, remontant la rive gauche du Niagara, vinrent sâattabler dans lâhĂŽtel de Goat-Island â un terrain neutre entre les deux chutes. Comme ils sont en prĂ©sence des Ćufs bouillis et du jambon traditionnels, du roastbeef froid, relevĂ© de pickles incendiaires, et de flots de thĂ© Ă rendre jalouses les cĂ©lĂšbres cataractes, on ne les dĂ©rangera plus. Il est peu probable, dâailleurs, quâil soit encore question dâeux dans cette histoire.
Qui avait raison de lâAnglais ou de lâAmĂ©ricain? Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de se prononcer. En tout cas, ce duel montre combien les esprits sâĂ©taient passionnĂ©s, non seulement dans le nouveau, mais aussi dans lâancien continent, Ă propos dâun phĂ©nomĂšne inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles Ă lâenvers.
Os sublime dedit cĆlumque tueri,
a dit Ovide pour le plus grand honneur de la crĂ©ature humaine. En vĂ©ritĂ©, jamais on nâavait tant regardĂ© le ciel depuis lâapparition de lâhomme sur le globe terrestre.
Or, prĂ©cisĂ©ment, pendant la nuit prĂ©cĂ©dente, une trompette aĂ©rienne avait lancĂ© ses notes cuivrĂ©es Ă travers lâespace, au-dessus de cette portion du Canada situĂ©e entre le lac Ontario et le lac EriĂ©. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Rule Britannia. De lĂ cette querelle dâAnglo-saxons qui se terminait par un dĂ©jeuner Ă Goat-Island. Peut-ĂȘtre, en somme, nâĂ©tait-ce ni lâun ni lâautre de ces chants patriotiques. Mais ce qui nâĂ©tait douteux pour personne câest que ce son Ă©trange avait ceci de particulier quâil semblait descendre du ciel sur la terre.
Fallait-il croire Ă quelque trompette cĂ©leste, embouchĂ©e par un ange ou un archange?... NâĂ©tait-ce pas plutĂŽt de joyeux aĂ©ronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la RenommĂ©e fait un si bruyant usage?
Non! Il nây avait lĂ ni ballon, ni aĂ©ronautes. Un phĂ©nomĂšne extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel â phĂ©nomĂšne dont on ne pouvait reconnaĂźtre la nature ni lâorigine. Aujourdâhui, il apparaissait au-dessus de lâAmĂ©rique, quarante-huit heures aprĂšs au-dessus de lâEurope, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du CĂ©leste Empire. DĂ©cidĂ©ment, si la trompette qui signalait son passage nâĂ©tait pas celle du Jugement dernier, quâĂ©tait donc cette trompette?
De lĂ , en tous pays de la terre, royaumes ou rĂ©publiques, une certaine inquiĂ©tude quâil importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables ne chercheriez-vous pas au plus vite Ă reconnaĂźtre la cause de ces bruits, et, 51 lâenquĂȘte nâaboutissait Ă rien, nâabandonneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre? Oui, sans doute! Mais ici, la maison, câĂ©tait le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, VĂ©nus, Jupiter, ou toute autre planĂšte du systĂšme solaire. Il fallait donc dĂ©couvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmosphĂ©riques. En effet, pas dâair, pas de bruit, et, comme il y avait bruit â toujours la fameuse trompette! â câest que le phĂ©nomĂšne sâaccomplissait au milieu de la couche dâair, dont la densitĂ© va toujours en diminuant et qui ne sâĂ©tend pas Ă plus de deux lieues autour de notre sphĂ©roĂŻde.
Naturellement, des milliers de feuilles publiques sâemparĂšrent de la question, la traitĂšrent sous toutes ses formes, lâĂ©claircirent ou lâobscurcirent, rapportĂšrent des faits vrais ou faux, alarmĂšrent ou rassurĂšrent leurs lecteurs, dans lâintĂ©rĂȘt du tirage, â passionnĂšrent enfin les masses quelque peu affolĂ©es. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires nâen allĂšrent pas plus mal. Mais quây avait-il?
On consulta les observatoires du monde entier. Sâils ne rĂ©pondaient pas, Ă quoi bon des observatoires? Si les astronomes, qui dĂ©doublent ou dĂ©triplent des Ă©toiles Ă cent mille milliards de lieues, nâĂ©taient pas capables de reconnaĂźtre lâorigine dâun phĂ©nomĂšne cosmique, dans le rayon de quelques kilomĂštres seulement, Ă quoi bon des astronomes?
Aussi, ce quâil y eut de tĂ©lescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braquĂ©s vers le ciel, pendant ces belles nuits de lâĂ©tĂ©, ce quâil y eut dâyeux Ă lâoculaire des instruments de toutes portĂ©es et de toutes grosseurs, on ne saurait lâĂ©valuer. Peut-ĂȘtre des centaines de mille, Ă tout le moins. Dix fois, vingt fois plus quâon ne compte dâĂ©toiles Ă lâĆil nu sur la sphĂšre cĂ©leste. Non! Jamais Ă©clipse, observĂ©e simultanĂ©ment sur tous les points du globe, nâavait Ă©tĂ© Ă pareille fĂȘte.
Les observatoires rĂ©pondirent, mais insuffisamment. Chacun donna une opinion, mais diffĂ©rente. De lĂ , guerre intestine dans le monde savant pendant les derniĂšres semaines dâavril et les premiĂšres de mai.
Lâobservatoire de Paris se montra trĂšs rĂ©servĂ©. Aucune des sections ne se prononça. Dans le service dâastronomie mathĂ©matique, on avait dĂ©daignĂ© de regarder; dans celui des opĂ©rations mĂ©ridiennes, on nâavait rien dĂ©couvert; dans celui des observations physiques, on nâavait rien aperçu; dans celui de la gĂ©odĂ©sie, on nâavait rien remarquĂ©; dans celui de la mĂ©tĂ©orologie, on nâavait rien entrevu; enfin, dans celui des calculateurs, on nâavait rien vu. Du moins lâaveu Ă©tait franc. MĂȘme franchise Ă lâobservatoire de Montsouris, Ă la station magnĂ©tique du parc Saint-Maur. MĂȘme respect de la vĂ©ritĂ© au Bureau des Longitudes. DĂ©cidĂ©ment, Français veut dire franc
La province fut un peu plus affirmative. Peut-ĂȘtre dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur dâorigine Ă©lectrique, dont la durĂ©e nâavait pas dĂ©passĂ© vingt secondes. Au pic du Midi, cette lueur sâĂ©tait montrĂ©e entre neuf et dix heures du soir. A lâobservatoire mĂ©tĂ©orologique du Puy-de-DĂŽme, on lâavait saisie entre une heure et deux heures du matin; au mont Ventoux, en Provence, entre deux et trois heures; Ă Nice, entre trois et quatre heures; enfin, au Semnoz-Alpes, entre Annecy, le Bourget et le LĂ©man, au moment oĂč lâaube blanchissait le zĂ©nith.
Evidemment, il nây avait pas Ă rejeter ces observations en bloc. Nul doute que la lueur eĂ»t Ă©tĂ© observĂ©e en divers postes â successivement â dans le laps de quelques heures. Donc, ou elle Ă©tait produite par plusieurs foyers, courant Ă travers lâatmosphĂšre terrestre, ou, si elle nâĂ©tait due quâĂ un foyer unique, câest que ce foyer pouvait se mouvoir avec une vitesse qui devait atteindre bien prĂšs de deux cents kilomĂštres Ă lâheure.
Mais, pendant le jour, avait-on jamais vu quelque chose dâanormal dans lâair?
Jamais.
La trompette, du moins, sâĂ©tait-elle fait entendre Ă travers les couches aĂ©riennes?
Pas le moindre appel de trompette nâavait retenti entre le lever et le coucher du soleil.
Dans le Royaume-Uni, on fut trĂšs perplexe. Les observatoires ne purent se mettre dâaccord. Greenwich ne parvint pas Ă sâentendre avec Oxford, bien que tous deux soutinssent quâil nây avait rien.
« Illusion dâoptique! disait lâun.
â Illusion dâacoustique! » rĂ©pondait lâautre.
Et lĂ -dessus, ils disputĂšrent. En tout cas, illusion.
A lâobservatoire de Berlin, Ă celui de Vienne, la discussion menaça dâamener des complications internationales. Mais la Russie, en la personne du directeur de son observatoire de Poulkowa, leur prouva quâils avaient raison tous deux; cela dĂ©pendait du point de vue auquel ils se mettaient pour dĂ©terminer la nature du phĂ©nomĂšne, en thĂ©orie impossible, possible en pratique.
En Suisse, Ă lâobservatoire de SaĂŒtis, dans le canton dâAppenzel, au Righi, au GĂ€bris, dans les postes du Saint-Gothard, du Saint-Bernard, du Julier, du Simplon, de Zurich, du Somblick dans les Alpes tyroliennes, on fit preuve dâune extrĂȘme rĂ©serve Ă propos dâun fait que personne nâavait jamais pu constater â ce qui est fort raisonnable.
Mais, en Italie, aux stations mĂ©tĂ©orologiques du VĂ©suve, au poste de lâEtna, installĂ© dans lâancienne Casa Inglese, au Monte Cavo, les observateurs nâhĂ©sitĂšrent pas Ă admettre la matĂ©rialitĂ© du phĂ©nomĂšne, attendu quâils lâavaient pu voir, un jour, sous lâaspect dâune petite volute de vapeur, une nuit, sous lâapparence dâune Ă©toile filante. Ce que câĂ©tait, dâailleurs, ils nâen savaient absolument rien.
En vĂ©ritĂ©, ce mystĂšre commençait Ă fatiguer les gens de science, tandis quâil continuait Ă passionner, Ă effrayer mĂȘme les humbles et les ignorants, qui ont formĂ©, forment et formeront lâimmense majoritĂ© en ce monde, grĂące Ă lâune des plus sages lois de la nature. Les astronomes et les mĂ©tĂ©orologistes auraient donc renoncĂ© Ă sâen occuper, si, dans la nuit du 26 au 27, Ă lâobservatoire de Kantokeino, au Finmark, en NorvĂšge, et dans la nuit du 28 au 29, Ă celui de lâIsfjord, au Spitzberg, les NorvĂ©giens dâune part, les SuĂ©dois de lâautre, ne se fussent trouvĂ©s dâaccord sur ceci : au milieu dâune aurore borĂ©ale avait apparu une sorte de gros oiseau, de monstre aĂ©rien. Sâil nâavait pas Ă©tĂ© possible dâen dĂ©terminer la Structure, du moins nâĂ©tait-il pas douteux quâil eĂ»t projetĂ© hors de lui des corpuscules qui dĂ©tonaient comme des bombes.
En Europe, on voulut bien ne pas mettre en doute cette observation des stations du Finmark et du Spitzberg. Mais, ce qui parut le plus phĂ©nomĂ©nal en tout cela, câĂ©tait que des SuĂ©dois et des NorvĂ©giens eussent pu se mettre dâaccord sur un point quelconque.
On rit de la prĂ©tendue dĂ©couverte dans tous les observatoires de lâAmĂ©riquĂ© du Sud, au BrĂ©sil, au PĂ©rou comme Ă La Plata, dans ceux de lâAustralie, Ă Sidney, Ă AdĂ©laĂŻde comme Ă Melbourne. Et le rire australien est des plus communicatifs.
Bref, un seul chef de station mĂ©tĂ©orologique se montra affirmatif sur cette question, malgrĂ© tous les sarcasmes que sa solution pouvait faire naĂźtre. Ce fut un Chinois, le directeur de lâobservatoire de Zi-Ka-Wey, Ă©levĂ© au milieu dâune vaste plaine, Ă moins de dix lieues de la mer, avec un horizon immense, baignĂ© dâair pur.
« Il se pourrait, dit-il, que lâobjet dont il sâagit fĂ»t tout simplement un appareil aviateur, une machine volante! »
Quelle plaisanterie!
Cependant, si les controverses furent vives dans lâAncien Monde, on imagine ce quâelles durent ĂȘtre en cette portion du Nouveau, dont les Etats-Unis Occupent le plus vaste territoire.
Un Yankee, on le sait, nây va pas par quatre chemins. Il nâen prend quâun, et gĂ©nĂ©ralement celui qui conduit droit au but. Aussi les observatoires de la FĂ©dĂ©ration amĂ©ricaine nâhĂ©sitĂšrent-ils pas Ă se dire leur fait. Sâils ne se jetĂšrent pas leurs objectifs Ă la tĂȘte, câest quâil aurait fallu les remplacer au moment oĂč lâon avait le plus besoin de sâen servir.
En cette question si controversĂ©e, les observatoires de Washington dans le district de Colombia, et celui de Cambridge dans lâEtat de Duna, tinrent tĂȘte Ă celui de Darmouth-College dans le Connecticut, et Ă celui dâAun-Arbor dans le Michigan. Le sujet de leur dispute ne porta pas sur la nature du corps observĂ©, mais sur lâinstant prĂ©cis de lâobservation; car tous prĂ©tendirent lâavoir aperçu dans la mĂȘme nuit, Ă la mĂȘme heure, Ă la mĂȘme minute, Ă la mĂȘme seconde, bien que la trajectoire du mystĂ©rieux mobile nâoccupĂąt quâune mĂ©diocre hauteur au-dessus de lâhorizon. Or, du Connecticut au Michigan, du Duna au Colombia, la distance est assez grande pour que cette double observation, faite au mĂȘme moment, pĂ»t ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme impossible.
Dudley, Ă Albany, dans lâEtat de New York, et West-Point, de lâAcadĂ©mie militaire, donnĂšrent tort Ă leurs collĂšgues par une note qui chiffrait lâascension droite et la dĂ©clinaison dudit corps.
Mais il fut reconnu plus tard que ces observateurs SâĂ©taient trompĂ©s de corps, que celui-ci Ă©tait un bolide qui nâavait fait que traverser la moyenne couche de lâatmosphĂšre. Donc, ce bolide ne pouvait ĂȘtre lâobjet en question. Dâailleurs, comment le susdit bolide aurait-il jouĂ© de la trompette?
Quant Ă cette trompette, on essaya vainement de mettre son Ă©clatante fanfare au rang des illusions dâacoustique. Les oreilles, en cette occurrence, ne se trompaient pas plus que les yeux. On avait certainement vu, on avait certainement entendu. Dans la nuit du 12 au 13 mai â nuit trĂšs sombre â les observateurs de Yale-College, Ă lâEcole scientifique de Sheffield, avaient pu transcrire quelques mesures dâune phrase musicale, en rĂ© majeur, Ă quatre temps, qui donnait note pour note, rythme pour rythme, le refrain du Chant du DĂ©part.
« Bon ! rĂ©pondirent les loustics, câest un orchestre français qui joue au milieu des couches aĂ©riennes! »
Mais plaisanter nâest pas rĂ©pondre. Câest ce que fit remarquer lâobservatoire de Boston, fondĂ© par lâAtlantic Iron Works Society, dont les opinions sur les questions dâastronomie et de mĂ©tĂ©orologie commençaient Ă faire loi dans le monde savant.
Intervint alors lâobservatoire de Cincinnati, crĂ©Ă© en 1870 sur le mont Lookout, grĂące Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de M. Kilgoor, et si connu pour ses mesures micromĂ©triques des Ă©toiles doubles. Son directeur dĂ©clara, avec la plus entiĂšre bonne foi, quâil y avait certainement quelque chose, quâun mobile quelconque se montrait, dans des temps assez rapprochĂ©s, en divers points de lâatmosphĂšre, mais que sur la nature de ce mobile, ses dimensions, sa vitesse, sa trajectoire, il Ă©tait impossible de se prononcer.
Ce fut alors quâun journal dont la publicitĂ© est immense, le New York Herald, reçut dâun abonnĂ© la communication anonyme qui suit :
« On nâa pas oubliĂ© la rivalitĂ© qui mit aux prises, il y a quelques annĂ©es, les deux hĂ©ritiers de la Begum de Ragginahra, ce docteur français Sarrasin dans sa citĂ© de Franceville, lâingĂ©nieur allemand Herr Schultze, dans sa citĂ© de Stahlstadt, citĂ©s situĂ©es toutes deux en la partie sud de lâOregon, aux Etats-Unis.
« On ne peut avoir oubliĂ© davantage que, dans le but de dĂ©truire Franceville, Herr Schultze lança un formidable engin qui devait sâabattre sur la ville française et lâanĂ©antir dâun seul coup.
« Encore moins ne peut-on avoir oubliĂ© que cet engin, dont la vitesse initiale au sortir de la bouche du canon-monstre avait Ă©tĂ© mal calculĂ©e, fut emportĂ© avec une rapiditĂ© supĂ©rieure Ă seize fois celle des projectiles ordinaires â Soit cent cinquante lieues Ă lâheure -â quâil nâest plus retombĂ© sur la terre, et que, passĂ© Ă lâĂ©tat de bolide, il circule et doit Ă©ternellement circuler autour de notre globe.
« Pourquoi ne serait-ce pas le corps en question dont lâexistence ne peut ĂȘtre niĂ©e? »
Fort ingĂ©nieux, lâabonnĂ© du New York Herald. Et la trompette?... Il nây avait pas de trompette dans le projectile de Herr Schultze!
Donc, toutes ces explications nâexpliquaient rien, tous ces observateurs observaient mal.
Restait toujours lâhypothĂšse proposĂ©e par le directeur de Zi-Ka-Wey. Mais lâopinion dâun Chinois!...
Il ne faudrait pas croire que la satiĂ©tĂ© finĂźt par sâemparer du public de lâAncien et du Nouveau Monde. Non! les discussions continuĂšrent de plus belle, sans quâon parvĂźnt Ă se mettre dâaccord. Et, cependant, il y eut un temps dâarrĂȘt. Quelques jours sâĂ©coulĂšrent sans que lâobjet, bolide ou autre, fĂ»t signalĂ©, sans que nul bruit de trompette se fit entendre dans les airs. Le corps Ă©tait-il donc tombĂ© sur un point du globe oĂč il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de retrouver sa trace â en mer, par exemple? Gisait-il dans les profondeurs de lâAtlantique, du Pacifique, de lâocĂ©an Indien? Comment se prononcer Ă cet Ă©gard?
Mais alors, entre le 2 et le 9 juin, une sĂ©rie de faits nouveaux se produisirent, dont lâexplication eĂ»t Ă©tĂ© impossible par la seule existence dâun phĂ©nomĂšne cosmique.
En huit jours, les Hambourgeois, Ă la pointe de la tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Sainte-Sophie, les Rouennais, au bout de la flĂšche mĂ©tallique de leur cathĂ©drale, les Strasbourgeois, Ă lâextrĂ©mitĂ© du Munster, les AmĂ©ricains, sur la tĂȘte de leur statue de la LibertĂ©, Ă lâentrĂ©e de lâHudson, et, au faĂźte du monument de Washington, Ă Boston, les Chinois, au Sommet du temple des Cinq-Cents-GĂ©nies, Ă Canton, les Indous, au seiziĂšme Ă©tage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, Ă la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, Ă la croix de Saint-Paul de Londres, les Egyptiens, Ă lâangle aigu de la Grande Pyramide de GizĂšh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de lâExposition de 1889, haute de trois cents mĂštres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles.
Et ce pavillon, câĂ©tait une Ă©tamine noire, semĂ©e dâĂ©toiles, avec un soleil dâor Ă son centre.
« Et le premier qui dira le contraire...
â Vraiment!... Mais on le dira, sâil y a lieu de le dire!
â Et en dĂ©pit de vos menaces!...
â Prenez garde Ă vos paroles, Bat Fyn!
â Et aux vĂŽtres, Uncle Prudent!
Je soutiens que lâhĂ©lice ne doit pas ĂȘtre Ă lâarriĂšre!
â Nous aussi!... Nous aussi!... rĂ©pondirent cinquante voix, confondues dans un commun accord.
â Non!... Elle doit ĂȘtre Ă lâavant! sâĂ©cria PhilEvans.
â A lâavant! rĂ©pondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable.
â Jamais nous ne serons du mĂȘme avis!
â Jamais!... Jamais!
â Alors Ă quoi bon disputer?
â Ce nâest pas de la dispute !... Câest de la discussion!
On ne lâaurait pas cru, Ă entendre les reparties, les objurgations, les vocifĂ©rations, qui emplissaient la salle des sĂ©ances depuis un bon quart dâheure.
Cette salle, il est vrai, Ă©tait la plus grande du Weldon-Institut â club cĂ©lĂšbre entre tous, Ă©tabli Walnut-Street, Ă Philadelphie, Etat de Pennsylvanie, Etats-Unis dâAmĂ©rique.
Or, la veille, dans la citĂ©, Ă propos de lâĂ©lection dâun allumeur de gaz, il y avait eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups Ă©changĂ©s de part et dâautre. De lĂ , une effervescence qui nâĂ©tait pas encore calmĂ©e, et dâoĂč provenait peut-ĂȘtre cette surexcitation dont les membres du Weldon-Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce nâĂ©tait lĂ quâune simple rĂ©union de « ballonistes », discutant la question encore palpitante mĂȘme Ă cette Ă©poque â de la direction des ballons. Cela se passait dans une ville des Etats-Unis, dont le dĂ©veloppement rapide fut SupĂ©rieur mĂȘme Ă celui de New York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, â une ville, qui nâest pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de pĂ©trole, ni une agglomĂ©ration manufacturiĂšre, ni le terminus dâun rayonnement de voies ferrĂ©es, â une ville plus grande que Berlin, Manchester, Edimbourg, Liverpool, Vienne, PĂ©tersbourg, Dublin -, une ville qui possĂšde un parc dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capitale de lâAngleterre, â une ville, enfin, qui compte actuellement prĂšs de douze cent mille Ăąmes et se dit la quatriĂšme ville du monde, aprĂšs Londres, Paris et New York.
Philadelphie est presque une citĂ© de marbre avec ses maisons de grand caractĂšre et ses Ă©tablissements publics qui ne connaissent point de rivaux. Le plus important de tous les collĂšges du Nouveau Monde est le collĂšge Girard, et il est Ă Philadelphie. Le plus large pont de fer du globe est le pont jetĂ© sur la riviĂšre Schuylkill, et il est Ă Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Maçonnerie est le Temple Maçonnique, et il est Ă Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aĂ©rienne est Ă Philadelphie. Et si lâon veut bien le visiter dans cette soirĂ©e du 12 juin, peut-ĂȘtre y trouvera-t-on quelque plaisir.
En cette grande salle sâagitaient, se dĂ©menaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient â tous le chapeau sur la tĂȘte â une centaine de ballonistes, sous la haute autoritĂ© dâun prĂ©sident assistĂ© dâun secrĂ©taire et dâun trĂ©sorier. Ce nâĂ©taient point des ingĂ©nieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait Ă lâaĂ©rostatique, mais amateurs enragĂ©s et particuliĂšrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aĂ©rostats les appareils « plus lourds que lâair », machines volantes, navires aĂ©riens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, câest possible. En tout cas, leur prĂ©sident avait quelque peine Ă les diriger eux-mĂȘmes.
Ce prĂ©sident, bien connu Ă Philadelphie, Ă©tait le fameux Uncle Prudent, â Prudent, de son nom de famille. quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en AmĂ©rique, oĂč lâon peut ĂȘtre oncle sans avoir ni neveu ni niĂšce. On dit Uncle, lĂ -bas, comme, ailleurs, on dit pĂšre, de gens qui nâont jamais fait Ćuvre de paternitĂ©.
Uncle Prudent Ă©tait un personnage considĂ©rable, et, en dĂ©pit de son nom, citĂ© pour son audace. TrĂšs riche, ce qui ne gĂąte rien, mĂȘme aux Etats-Unis. Et comment ne lâeĂ»t-il pas Ă©tĂ©, puisquâil possĂ©dait une grande partie des actions du Niagara Falls? A cette Ă©poque, une sociĂ©tĂ© dâingĂ©nieurs sâĂ©tait fondĂ©e Ă Buffalo pour lâexploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mĂštres cubes que le Niagara dĂ©bite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force Ă©norme, distribuĂ©e Ă toutes les usines Ă©tablies dans un rayon de cinq cents kilomĂštres, donnait annuellement une Ă©conomie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la SociĂ©tĂ© et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. Dâailleurs, il Ă©tait garçon, il vivait simplement, nâayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne mĂ©ritait guĂšre dâĂȘtre au service dâun maĂźtre si audacieux. Il y a de ces anomalies.
Que Uncle Prudent eĂ»t des amis, puisquâil Ă©tait riche, cela va de soi; mais il avait aussi des ennemis, puisquâil Ă©tait prĂ©sident du club, â entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnĂ©s, il convient de citer le secrĂ©taire du Weldon-Institute.
CâĂ©tait Phil Evans, trĂšs riche aussi, puisquâil dirigeait la Walton Watch Company, importante usine Ă montres, qui fabrique par jour cinq cents mouvements Ă la mĂ©canique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heureux du monde et mĂȘme des Etats-Unis, nâeĂ»t Ă©tĂ© la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il Ă©tait ĂągĂ© de quarante-cinq ans, comme lui dâune santĂ© Ă toute Ă©preuve, comme lui dâune audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du cĂ©libat contre les avantages douteux du mariage. CâĂ©taient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, dâune extrĂȘme violence de caractĂšre, lâun Ă chaud, Uncle Prudent, lâautre Ă froid, Phil Evans.
Et Ă quoi tenait que Phil Evans nâeĂ»t Ă©tĂ© nommĂ© prĂ©sident du club? Les voix sâĂ©taient exactement partagĂ©es entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait Ă©tĂ© au scrutin, et vingt fois la majoritĂ© nâavait pu se faire ni pour lâun ni pour lâautre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.
Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués inoffensifs.
En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club, William T. Forbes, directeur dâune grande usine, oĂč lâon fabrique de la glucose en traitant les chiffons par lâacide sulfurique â ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. CâĂ©tait un homme bien posĂ©, ce William T. Forbes, pĂšre de deux charmantes vieilles filles, Miss DorothĂ©e, dite Doll, et Miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton Ă la meilleure sociĂ©tĂ© de Philadelphie.
Il rĂ©sulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyĂ©e par William T. Forbes et quelques autres, que lâon dĂ©cida de nommer le prĂ©sident du club au « point milieu ».
En vĂ©ritĂ©, ce mode dâĂ©lection pourrait ĂȘtre appliquĂ© en tous les cas oĂč il sâagit dâĂ©lire le plus digne, et nombre dâAmĂ©ricains de grand sens songeaient dĂ©jĂ Ă lâemployer pour la nomination du prĂ©sident de la RĂ©publique des Etats-Unis.
Sur deux tableaux dâune entiĂšre blancheur, une ligne noire avait Ă©tĂ© tracĂ©e. La longueur de chacune de ces ligues Ă©tait mathĂ©matiquement la mĂȘme, car on lâavait dĂ©terminĂ©e avec autant dâexactitude que sâil se fĂ»t agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela fait, les deux tableaux Ă©tant exposĂ©s dans le mĂȘme jour au milieu de la salle des sĂ©ances, les deux concurrents sâarmĂšrent chacun dâune fine aiguille et marchĂšrent simultanĂ©ment vers le tableau qui lui Ă©tait dĂ©volu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus prĂšs du milieu de la ligue, serait proclamĂ© prĂ©sident du Weldon-Institute.
Cela va sans dire, lâopĂ©ration devait se faire dâun coup, sans repĂšres, sans tĂątonnements, rien que par la sĂ»retĂ© du regard. Avoir le compas dans lâĆil, suivant lâexpression populaire, tout Ă©tait lĂ .
Uncle Prudent planta son aiguille, en mĂȘme temps que Phil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin de dĂ©cider lequel des deux concurrents sâĂ©tait le plus approchĂ© du point milieu.
O prodige! Telle avait Ă©tĂ© la prĂ©cision des opĂ©rateurs que les mesures ne donnĂšrent pas de diffĂ©rence apprĂ©ciable. Si ce nâĂ©tait pas exactement le milieu mathĂ©matique de la ligne, il nây avait quâun Ă©cart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait ĂȘtre le mĂȘme pour toutes deux.
De lĂ , grand embarras de lâassemblĂ©e.
Heureusement, un des membres, Truk Milnor, insista pour que les mesures fussent refaites au moyen dâune rĂšgle graduĂ©e par les procĂ©dĂ©s de la machine micromĂ©trique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimĂštre en quinze cents parties. Cette rĂšgle, donnant des quinze-centiĂšmes de millimĂštre tracĂ©s avec un Ă©clat de diamant, servit Ă reprendre les mesures, et, aprĂšs avoir lu les divisions au moyen dâun microscope, on obtint les rĂ©sultats suivants :
Uncle Prudent sâĂ©tait approchĂ© du point milieu Ă moins de six quinze-centiĂšmes de millimĂštre, Phil Evans, Ă moins de neuf quinze-centiĂšmes.
Et voilà comment Phil Evans ne fut que le secrétaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent était proclamé président du club.
Un Ă©cart de trois quinze-centiĂšmes de millimĂštre, il nâen fallut pas davantage pour que Phil Evans vouĂąt Ă Uncle Prudent une de ces haines qui, pour ĂȘtre latentes, nâen sont pas moins fĂ©roces.
A cette Ă©poque, depuis les expĂ©riences entreprises dans le dernier quart de ce xixe siĂšcle, la question des ballons dirigeables nâĂ©tait pas sans avoir fait quelques progrĂšs. Les nacelles munies dâhĂ©lices propulsives, accrochĂ©es en 1852 aux aĂ©rostats de forme allongĂ©e dâHenry Giffard, en 1872, de Dupuy de LĂŽme, en 1883, de MM. Tissandier frĂšres, en 1884, des capitaines Krebs et Renard, avaient donnĂ© certains rĂ©sultats dont il convient de tenir compte. Mais si ces machines, plongĂ©es dans un milieu plus lourd quâelles, manĆuvrant sous la poussĂ©e dâune hĂ©lice, biaisant avec la ligue du vent, remontant mĂȘme une brise contraire pour revenir Ă leur point de dĂ©part, sâĂ©taient ainsi rĂ©ellement « dirigĂ©es » elles nâavaient pu y rĂ©ussir que grĂące Ă des circonstances extrĂȘmement favorables. En de vastes halls clos et couverts, parfait! Dans une atmosphĂšre calme, trĂšs bien! Par un lĂ©ger vent de cinq Ă six mĂštres Ă la seconde, passe encore! Mais, en somme, rien de pratique. nâavait Ă©tĂ© obtenu. Contre un vent de moulin â huit mĂštres Ă la seconde -, ces machines seraient restĂ©es Ă peu prĂšs stationnaires; contre une brise fraĂźche â dix mĂštres Ă la seconde -, elles auraient marchĂ© en arriĂšre; contre une tempĂȘte â vingt-cinq Ă trente mĂštres Ă la seconde -, elles auraient Ă©tĂ© emportĂ©es comme une plume; au milieu dâun ouragan â quarante-cinq mĂštres Ă la seconde â, elles eussent peut-ĂȘtre couru le risque dâĂȘtre mises en piĂšces; enfin, avec un de ces cyclones qui dĂ©passent cent mĂštres Ă la seconde, on nâen aurait pas retrouvĂ© un morceau.
Il Ă©tait donc constant que, mĂȘme aprĂšs les expĂ©riences retentissantes des capitaines Krebs et Renard, si les aĂ©rostats dirigeables avaient gagnĂ© un peu de vitesse, câĂ©tait juste ce quâil fallait pour se maintenir contre une simple brise. DâoĂč lâimpossibilitĂ© dâuser pratiquement jusquâalors de ce mode de locomotion aĂ©rienne.
Quoi quâil en soit, Ă cĂŽtĂ© de ce problĂšme de la direction des aĂ©rostats, câest-Ă -dire, des moyens employĂ©s pour leur donner une vitesse propre, la question des moteurs avait fait des progrĂšs incomparablement plus rapides. Aux machines Ă vapeur dâHenri Giffard, Ă lâemploi de la force musculaire de Dupuy de LĂŽme, sâĂ©taient peu Ă peu substituĂ©s les moteurs Ă©lectriques. Les batteries au bichromate de potasse, formant des Ă©lĂ©ments montĂ©s en tension, de MM. Tissandier frĂšres, donnĂšrent une vitesse de quatre mĂštres Ă la seconde. Les machines dynamo-Ă©lectriques des capitaines Krebs et Renard, dĂ©veloppant une force de douze chevaux, imprimĂšrent une vitesse de six mĂštres cinquante, en moyenne.
Et alors, dans cette voie du moteur, ingĂ©nieurs et Ă©lectriciens avaient cherchĂ© Ă sâapprocher de plus en plus de ce desideratum quâon a pu appeler « un cheval-vapeur dans un boĂźtier de montre ». Aussi, peu Ă peu, les effets de la pile, dont les capitaines Krebs et Renard avaient gardĂ© le secret, Ă©taient-ils dĂ©passĂ©s, et, aprĂšs eux, les aĂ©ronautes avaient pu utiliser des moteurs, dont la lĂ©gĂšretĂ© sâaccroissait en mĂȘme temps que la puissance.
Il y avait donc lĂ de quoi encourager les adeptes qui croyaient Ă lâutilisation des ballons dirigeables. Et cependant, combien de bons esprits se refusaient Ă admettre cette utilisation! En effet, si lâaĂ©rostat rencontre un point dâappui sur lâair, il appartient Ă ce milieu dans lequel il plonge tout entier. En de telles conditions, comment sa masse, qui donne tant de prise aux courants de lâatmosphĂšre, pourrait-elle tenir tĂȘte Ă des vents moyens, si puissant que fĂ»t son propulseur?
CâĂ©tait toujours la question; mais on espĂ©rait la rĂ©soudre en employant des appareils de grande dimension.
Or, il se trouvait que, dans cette lutte des inventeurs Ă la recherche dâun moteur puissant et lĂ©ger, les AmĂ©ricains sâĂ©taient le plus rapprochĂ©s du fameux desideratum. Un appareil dynamo-Ă©lectrique, basĂ© sur lâemploi dâune pile nouvelle, dont la composition Ă©tait encore un mystĂšre, avait Ă©tĂ© achetĂ© Ă son inventeur, un chimiste de Boston jusquâalors inconnu. Des calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes relevĂ©s avec la derniĂšre exactitude, dĂ©montraient quâavec cet appareil, actionnant une hĂ©lice de dimension convenable, on pourrait obtenir des dĂ©placements de dix-huit Ă vingt mĂštres Ă la seconde.
En vĂ©ritĂ©, câeĂ»t Ă©tĂ© magnifique!
« Et ce nâest pas cher! » avait ajoutĂ© Uncle Prudent, en remettant Ă lâinventeur, contre son reçu en bonne et due forme, le dernier paquet des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention.
ImmĂ©diatement, le Weldon-Institute sâĂ©tait mis Ă lâĆuvre. quand il sâagit dâune expĂ©rience qui peut avoir quelque utilitĂ© pratique, lâargent sort volontiers des poches amĂ©ricaines. Les fonds affluĂšrent, sans quâil fĂ»t mĂȘme nĂ©cessaire de constituer une sociĂ©tĂ© par actions. Trois cent mille dollars â ce qui fait la somme de quinze cent mille francs â vinrent au premier appel sâentasser dans les caisses du club. Les travaux commencĂšrent sous la direction du plus cĂ©lĂšbre aĂ©ronaute des Etats-Unis, Harry W. Tinder, immortalisĂ© par trois de ses ascensions entre mille : lâune, pendant laquelle il sâĂ©tait Ă©levĂ© Ă douze mille mĂštres, plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, sivel, CrocĂ©-Spinelli, Tissandier, Glaisher; lâautre, pendant laquelle il avait traversĂ© toute lâAmĂ©rique de New York Ă San Francisco, dĂ©passant de plusieurs centaines de lieues les itinĂ©raires des Nadar, des Godard et de tant dâautres, sans compter ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis au comtĂ© de Jefferson; la troisiĂšme, enfin, qui sâĂ©tait terminĂ©e par une chute effroyable de quinze cents pieds, au prix dâune simple foulure du poignet droit, tandis que PilĂątre de Rozier, moins heureux, pour nâĂȘtre tombĂ© que de sept cents pieds, sâĂ©tait tuĂ© sur le coup.
Au moment oĂč commence cette histoire, on pouvait dĂ©jĂ juger que le Weldon-lnstitute avait menĂ© rondement les choses. Dans les chantiers Turner, Ă Philadelphie, sâallongeait un Ă©norme aĂ©rostat, dont la soliditĂ© allait ĂȘtre Ă©prouvĂ©e en y comprimant de lâair sous une forte pression. Celui-lĂ entre tous mĂ©ritait bien le nom de ballon-monstre.
En effet, que jaugeait le GĂ©ant de Nadar? Six mille mĂštres cubes. que jaugeait le ballon de John Wise? Vingt mille mĂštres cubes. que jaugeait le ballon Giffard, de lâExposition de 1878? Vingt-cinq mille mĂštres cubes, avec dix-huit mĂštres de rayon. Comparez ces trois aĂ©rostats Ă la machine aĂ©rienne du Weldon-Institute, dont le volume se chiffrait par quarante mille mĂštres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et ses collĂšgues eussent quelque droit Ă se gonfler dâorgueil.
Ce ballon, nâĂ©tant pas destinĂ© Ă explorer les plus hautes couches de lâatmosphĂšre, ne se nommait pas Excelsior, qualificatif qui est un peu trop en honneur chez les citoyens dâAmĂ©rique. Non! Il se nommait simplement le Go a head â qui veut dire â « En avant » â, et il ne lui restait plus quâĂ justifier son nom en obĂ©issant Ă toutes les manĆuvres de son capitaine.
A cette Ă©poque, la machine dynamo-Ă©lectrique Ă©tait presque entiĂšrement terminĂ©e dâaprĂšs le systĂšme du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter quâavant six semaines, le Go a head aurait pris son vol Ă travers lâespace.
On lâa vu, cependant, toutes les difficultĂ©s de mĂ©canique nâĂ©taient pas encore tranchĂ©es. Bien des sĂ©ances avaient Ă©tĂ© consacrĂ©es Ă discuter, non la forme de lâhĂ©lice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placĂ©e Ă lâarriĂšre de lâappareil, comme lâavaient fait les frĂšres Tissandier, ou Ă lâavant, comme lâavaient fait les capitaines Krebs et Renard. Inutile dâajouter que, dans cette discussion, les partisans des deux systĂšmes en Ă©taient mĂȘme venus aux mains. Le groupe des « Avantistes » Ă©gala en nombre le groupe des « ArriĂ©ristes ». Uncle Prudent, dont la voix aurait dĂ» ĂȘtre prĂ©pondĂ©rante en cas de partage, Uncle Prudent, Ă©levĂ© sans doute Ă lâĂ©cole du professeur Buridan, nâĂ©tait pas parvenu Ă se prononcer.
Donc, impossibilitĂ© de sâentendre, impossibilitĂ© de mettre lâhĂ©lice en place. Cela pouvait durer longtemps, Ă moins que le gouvernement nâintervĂźnt. Mais, aux Etats-Unis, on le sait, le gouvernement nâaime point Ă sâimmiscer dans les affaires privĂ©es, ni Ă se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison.
Les choses en Ă©taient lĂ , et cette sĂ©ance du 13 juin menaçait de ne pas finir ou plutĂŽt de finir au milieu du plus Ă©pouvantable tumulte â injures Ă©changĂ©es, coups de poing succĂ©dant aux injures, coups de canne succĂ©dant aux coups de poing, coups de revolver succĂ©dant aux coups de canne -, quand, Ă huit heures trente-sept, il se fit une diversion.
Lâhuissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages dâun meeting, sâĂ©tait approchĂ© du bureau du prĂ©sident. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres quâil conviendrait Ă Uncle Prudent de lui donner.
Uncle Prudent fit rĂ©sonner la trompe Ă vapeur qui lui servait de sonnette prĂ©sidentielle, car mĂȘme la cloche du Kremlin ne lui aurait pas suffi!... Mais le tumulte ne cessa de sâaccroĂźtre. Alors le prĂ©sident « se dĂ©couvrit », et un demi-silence fut obtenu, grĂące Ă ce moyen extrĂȘme.
« Une communication! dit Uncle Prudent, aprÚs avoir puisé une énorme prise dans la tabatiÚre qui ne le quittait jamais.
â Parlez! parlez! rĂ©pondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, â par hasard, dâaccord sur ce point.
â Un Ă©tranger, mes chers collĂšgues, demande Ă ĂȘtre introduit dans la salle de nos sĂ©ances.
â Jamais! rĂ©pliquĂšrent toutes les voix.
â Il dĂ©sire nous prouver, paraĂźt-il, reprit Uncle Prudent, que de croire Ă la direction des ballons, câest croire Ă la plus absurde des utopies. »
Un grognement accueillit cette déclaration.
« Quâil entre quâil entre!
â Comment se nomme ce singulier personnage? demanda le secrĂ©taire Phil Evans.
â Robur, rĂ©pondit Uncle Prudent.
â Robur!... Robur!... Robur! hurla toute lâassemblĂ©e.
Et, si lâaccord sâĂ©tait si rapidement fait sur ce nom singulier, câest que le Weldon-Institute espĂ©rait bien dĂ©charger sur celui qui le portait le trop-plein de son exaspĂ©ration.
La tempĂȘte sâĂ©tait donc un instant apaisĂ©e, â en apparence du moins. Dâailleurs comment une tempĂȘte pourrait-elle se calmer chez un peuple qui en expĂ©die deux ou trois par mois Ă destination de lâEurope, sous forme de bourrasques?
Citoyens des Etats-Unis dâAmĂ©rique, je me nomme Robur. Je suis digne de ce nom. Jâai quarante ans, bien que je paraisse nâen pas avoir trente, une constitution de fer, une santĂ© Ă toute Ă©preuve, une remarquable force musculaire, un estomac qui passerait pour excellent mĂȘme dans le monde des autruches. VoilĂ pour le physique. »
On lâĂ©coutait. Oui! Les bruyants furent tout dâabord interloquĂ©s par lâinattendu de ce discours pro facie suĂą. Etait-ce un fou ou un mystificateur, ce personnage? Quoi quâil en soit, il imposait et sâimposait. Plus un souffle au milieu de cette assemblĂ©e, dans laquelle se dĂ©chaĂźnait naguĂšre lâouragan. Le calme aprĂšs la houle.
Au surplus, Robur paraissait bien ĂȘtre lâhomme quâil disait ĂȘtre. Une taille moyenne, avec une carrure gĂ©omĂ©trique, â ce que serait un trapĂšze rĂ©gulier, dont le plus grand des cĂŽtĂ©s parallĂšles Ă©tait formĂ© par la ligue des Ă©paules. Sur cette ligne, rattachĂ©e par un cou robuste, une Ă©norme tĂȘte sphĂ©roĂŻdale. A quelle tĂȘte dâanimal eĂ»t-elle ressemblĂ© pour donner raison aux thĂ©ories de lâAnalogie passionnelle? A celle dâun taureau, mais un taureau Ă face intelligente. Des yeux que la moindre contrariĂ©tĂ© devait porter Ă lâincandescence, et, au-dessus, une contraction permanente du muscle sourcilier, signe dâextrĂȘme Ă©nergie. Des cheveux courts, un peu crĂ©pus, Ă reflet mĂ©tallique, comme eĂ»t Ă©tĂ© un toupet en paille de fer. Large poitrine qui sâĂ©levait ou sâabaissait avec des mouvements de soufflet de forge. Des bras, des mains, des jambes, des pieds dignes du tronc.
Pas de moustaches, pas de favoris, une large barbiche de marin, Ă lâamĂ©ricaine, â ce qui laissait voir les attaches de la mĂąchoire, dont les muscles massĂ©ters devaient possĂ©der une puissance formidable. On a calculĂ© â que ne calcule-t-on pas? â que la pression dâune mĂąchoire de crocodile ordinaire peut atteindre quatre cents atmosphĂšres, quand celle du chien de chasse de grande taille nâen dĂ©veloppe que cent. On a mĂȘme dĂ©duit cette curieuse formule : si un kilogramme de chien produit huit kilogrammes de force massĂ©tĂ©rienne, un kilogramme de crocodile en produit douze. Eh bien, un kilogramme dudit Robur devait en produire au moins dix. Il Ă©tait donc entre le chien et le crocodile.
De quel pays venait ce remarquable type? CâeĂ»t Ă©tĂ© difficile Ă dire. En tout cas, il sâexprimait couramment en anglais, sans cet accent un peu traĂźnard qui distingue les Yankees de la Nouvelle-Angleterre.
Il continua de la sorte :
« Voici prĂ©sentement pour le moral, honorables citoyens. Vous voyez devant vous un ingĂ©nieur, dont le moral nâest point infĂ©rieur au physique. Je nâai peur de rien ni de personne. Jâai une force de volontĂ© qui nâa jamais cĂ©dĂ© devant une autre. quand je me suis fixĂ© un but, lâAmĂ©rique tout entiĂšre, le monde tout entier, se coaliseraient en vain pour mâempĂȘcher de lâatteindre. quand jâai une idĂ©e, jâentends quâon la partage et ne supporte pas la contradiction. Jâinsiste sur ces dĂ©tails, honorables citoyens, parce quâil faut que vous me connaissiez Ă fond. Peut-ĂȘtre trouverez-vous que je parle trop de moi? Peu importe! Et maintenant, rĂ©flĂ©chissez avant de mâinterrompre, car je suis venu pour vous dire des choses qui nâauront peut-ĂȘtre pas le don de vous plaire. »
Un bruit de ressac commença Ă se propager le long des premiers bancs du hall, â signe que la mer ne tarderait pas Ă devenir houleuse.
« Parlez, honorable étranger », se contenta de répondre Uncle Prudent, qui ne se contenait pas sans peine.
Et Robur parla comme devant, sans plus de souci de ses auditeurs.
« Oui! Je sais! AprĂšs un siĂšcle dâexpĂ©riences qui nâont point abouti, de tentatives qui nâont donnĂ© aucun rĂ©sultat, il y a encore des esprits mal Ă©quilibrĂ©s qui sâentĂȘtent Ă croire Ă la direction des ballons. Ils sâimaginent quâun moteur quelconque, Ă©lectrique ou autre, peut ĂȘtre appliquĂ© Ă leurs prĂ©tentieuses baudruches, qui offrent tant de prise aux courants atmosphĂ©riques. Ils se figurent quâils seront maĂźtres dâun aĂ©rostat comme on est maĂźtre dâun navire Ă la surface des mers. Parce que quelques inventeurs, par des temps calmes, ou Ă peu prĂšs, ont rĂ©ussi, soit Ă biaiser avec le vent, Soit Ă remonter une lĂ©gĂšre brise, la direction des appareils aĂ©riens plus lĂ©gers que lâair deviendrait pratique? Allons donc! Vous ĂȘtes ici une centaine qui croyez Ă la rĂ©alisation de vos rĂȘves, qui jetez, non dans lâeau, mais dans lâespace, des milliers de dollars. Eh bien, câest vouloir lutter contre lâimpossible! »
Chose assez singuliĂšre, devant cette affirmation, les membres du Weldon-Institute ne bougĂšrent pas. Etaient-ils devenus aussi sourds que patients? Se rĂ©servaient-ils, dĂ©sireux de voir jusquâoĂč cet audacieux contradicteur oserait aller?
Robur continua :
« Quoi, un ballon!... quand pour obtenir un allĂ©gement dâun kilogramme, il faut un mĂštre cube de gaz! Un ballon, qui a cette prĂ©tention de rĂ©sister au vent Ă lâaide de son mĂ©canisme, quand la poussĂ©e dâune grande brise sur la voile dâun vaisseau nâest pas infĂ©rieure Ă la force de quatre cents chevaux, quand on a vu dans lâaccident du pont de la Tay lâouragan exercer une pression de quatre cent quarante kilogrammes par mĂštre carrĂ©! Un ballon, quand jamais la nature nâa construit sur ce systĂšme aucun ĂȘtre volant, quâil soit muni dâailes comme les oiseaux, ou de membranes comme certains poissons et certains mammifĂšres...
â Des mammifĂšres?... sâĂ©cria un des membres du club.
Oui! la chauve-souris, qui vole, si je ne me trompe! Est-ce que lâinterrupteur ignore que ce volatile est un mammifĂšre, et a-t-il jamais vu faire une omelette avec des Ćufs de chauve-souris? »
LĂ -dessus, lâinterrupteur rengaina ses interruptions futures, et Robur continua avec le mĂȘme entrain :
« Mais est-ce Ă dire que lâhomme doive renoncer Ă la conquĂȘte de lâair, Ă transformer les mĆurs civiles et politiques du vieux monde, en utilisant cet admirable milieu de locomotion? Non pas! Et, de mĂȘme quâil est devenu maĂźtre des mers, avec le bĂątiment, par lâaviron, par la voile, par la roue ou par lâhĂ©lice, de mĂȘme il deviendra maĂźtre de lâespace atmosphĂ©rique par les appareils plus lourds que lâair, car il faut ĂȘtre plus lourd que lui pour ĂȘtre plus fort que lui. »
Cette fois, lâassemblĂ©e partit. quelle bordĂ©e de cris sâĂ©chappa de toutes ces bouches, braquĂ©es sur Robur, comme autant de bouts de fusils ou de gueules de canons! NâĂ©tait-ce pas rĂ©pondre Ă une vĂ©ritable dĂ©claration de guerre jetĂ©e au camp des ballonistes? NâĂ©tait-ce pas la lutte qui allait reprendre entre le « Plus lĂ©ger » et le « Plus lourd que lâair » ?
Robur ne sourcilla pas. Les bras croisés sur la poitrine, il attendait bravement que le silence se fit.
Uncle Prudent, dâun geste, ordonna de cesser le feu.
« Oui, reprit Robur. Lâavenir est aux machines volantes. Lâair est un point dâappui solide. quâon imprime Ă une colonne de ce fluide un mouvement ascensionnel de quarante-cinq mĂštres Ă la seconde, et un homme pourra se maintenir Ă sa partie supĂ©rieure, si les semelles de ses souliers mesurent en superficie un huitiĂšme de mĂštre carrĂ© seulement. Et, si la vitesse de la colonne est portĂ©e Ă quatre-vingt-dix mĂštres, il pourra y marcher Ă pieds nus. Or, en faisant fuir, sous les branches dâune hĂ©lice, une masse dâair avec cette rapiditĂ©, on obtient le mĂȘme rĂ©sultat. »
Ce que Robur disait lĂ , câĂ©tait ce quâavaient dit avant lui tous les partisans de lâaviation, dont les travaux devaient, lentement mais SĂ»rement, conduire Ă la solution du problĂšme. A MM. de Ponton dâAmĂ©court, de La Landelle, Nadar, de Luzy, de LouvriĂ©, Liais, BĂ©lĂ©guic, Moreau, aux frĂšres Richard, Ă Babinet, Jobert, du Temple, Salives, Penaud, de Villeneuve, Gauchot et Tatin, Michel Loup, Edison, Planavergne, Ă tant dâautres enfin, lâhonneur dâavoir rĂ©pandu ces idĂ©es si simples! AbandonnĂ©es et reprises plusieurs fois, elles ne pouvaient manquer de triompher un jour. Aux ennemis de lâaviation, qui prĂ©tendaient que lâoiseau ne se soutient que parce quâil Ă©chauffe lâair dont il se gonfle, leur rĂ©ponse sâĂ©tait-elle donc fait attendre? Nâavaient-ils pas prouvĂ© quâun aigle, pesant cinq kilogrammes, aurait dĂ» sâemplir de cinquante mĂštres cubes de ce fluide chaud, rien que pour se soutenir dans lâespace?
Câest ce que Robur dĂ©montra avec une indĂ©niable logique, au milieu du brouhaha qui sâĂ©levait de toutes parts. Et, comme conclusion, voici les phrases quâil jeta Ă la face de ces ballonistes :
« Avec vos aĂ©rostats, vous ne pouvez rien, vous nâarriverez Ă rien, vous nâoserez rien! Le plus intrĂ©pide de vos aĂ©ronautes, John Wise, bien quâil ait dĂ©jĂ fait une traversĂ©e aĂ©rienne de douze cents milles au-dessus du continent amĂ©ricain, a dĂ» renoncer Ă son projet de traverser lâAtlantique! Et, depuis, vous nâavez pas avancĂ© dâun pas, dâun seul, dans cette voie!
Monsieur, dit alors le prĂ©sident, qui sâefforçait vainement dâĂȘtre calme, vous oubliez ce quâa dit notre immortel Franklin, lors de lâapparition de la premiĂšre montgolfiĂšre, au moment oĂč le ballon allait naĂźtre :
« Ce nâest quâun enfant, mais il grandira! » Et il a grandi...
â Non, prĂ©sident, non! Il nâa pas grandi!... Il a grossi seulement... ce qui nâest pas la mĂȘme chose! »
CâĂ©tait une attaque directe aux projets du Weldon-Institute, qui avait dĂ©crĂ©tĂ©, soutenu, subventionnĂ©, la confection dâun aĂ©rostat-monstre. Aussi des propositions de ce genre, et peu rassurantes, se croisĂšrent-elles bientĂŽt dans la salle :
« A bas lâintrus!
â Jetez-le hors de la tribune!...
â Pour lui prouver quâil est plus lourd que lâair! »
Et bien dâautres.
Mais on nâen Ă©tait quâaux paroles, non aux voies de fait. Robur, impassible, put donc encore sâĂ©crier :
« Le progrĂšs nâest point aux aĂ©rostats, citoyens ballonistes, il est aux appareils volants. Lâoiseau vole, et ce nâest point un ballon, câest une mĂ©canique!...
â Oui! il vole, sâĂ©cria le bouillant Bat T. Fyn, mais il vole contre toutes les rĂšgles de la mĂ©canique!
â Vraiment! » rĂ©pondit Robur en haussant les Ă©paules.
Puis il reprit :
« Depuis quâon a Ă©tudiĂ© le vol des grands et des petits volateurs, cette idĂ©e si simple a prĂ©valu : câest quâil nây a quâĂ imiter la nature, car elle ne se trompe jamais. Entre lâalbatros qui donne Ă peine dix coups dâaile par minute, entre le pĂ©lican qui en donne soixante-dix...
â Soixante et onze! dit une voix narquoise.
â Et lâabeille qui en donne cent quatre-vingt-douze par seconde...
â Cent quatre-vingt-treize!... sâĂ©cria-t-on par moquerie.
â Et la mouche commune qui en donne trois cent trente...
â Trois cent trente et demi!
â Et le moustique qui en donne des millions...
â Non!... des milliards! »
Mais Robur, lâinterrompu, nâinterrompit pas sa dĂ©monstration.
« Entre ces divers écarts..., reprit-il.
â Il y a le grand! rĂ©pliqua une voix.
â ... il y a la possibilitĂ© de trouver une solution pratique. Le jour oĂč M. de Lucy a pu constater que le cerf-volant, cet insecte qui ne pĂšse que deux grammes, pouvait enlever un poids de quatre cents grammes, soit deux cents fois ce quâil pĂšse, le problĂšme de lâaviation Ă©tait rĂ©solu. En outre, il Ă©tait dĂ©montrĂ© que la surface de lâaile dĂ©croĂźt relativement Ă mesure quâaugmentent la dimension et le poids de lâanimal. DĂšs lors, on est arrivĂ© Ă imaginer ou construire plus de Soixante appareils...
â Qui nâont jamais pu voler! sâĂ©cria le secrĂ©taire Phil Evans.
â Qui ont volĂ© ou qui voleront, rĂ©pondit Rohur, sans se dĂ©concerter. Et, soit quâon les appelle des strĂ©ophores, des hĂ©licoptĂšres, des orthopthĂšres, ou, Ă lâimitation du mot nef qui vient de navis, quâon les fasse venir de avis pour les nommer des « efs... » on arrive Ă lâappareil dont la crĂ©ation doit rendre lâhomme maĂźtre de lâespace.
â Ah! lâhĂ©lice! repartit Phil Evans. Mais lâoiseau nâa pas dâhĂ©lice... que nous sachions!
â Si, rĂ©pondit Robur. Comme lâa dĂ©montrĂ© M. Penaud, en rĂ©alitĂ© lâoiseau se fait hĂ©lice, et son vol est hĂ©licoptĂšre. Aussi, le moteur de lâavenir est-il lâhĂ©lice...
â   « Dâun pareil malĂ©fice,
Sainte-Hélice, préservez-nous!... »
chantonna un des assistants qui, par hasard, avait retenu ce motif du Zampa dâHĂ©rold.
Et tous de reprendre ce refrain en chĆur, avec des intonations Ă faire frĂ©mir le compositeur français dans sa tombe.
Puis, lorsque les derniĂšres notes se furent noyĂ©es dans un Ă©pouvantable charivari, Uncle Prudent, profitant dâune accalmie momentanĂ©e, crut devoir dire :
« Citoyen Ă©tranger, jusquâici on vous a laissĂ© parler sans vous interrompre... »
Il paraĂźt que, pour le prĂ©sident du Welton-Institute, ces reparties, ces cris, ces coq-Ă -lâĂąne, nâĂ©taient mĂȘme pas des interruptions, mais un simple Ă©change dâarguments.
Toutefois, continua-t-il, je vous rappellerai que la thĂ©orie de lâaviation est condamnĂ©e dâavance et repoussĂ©e par la plupart des ingĂ©nieurs amĂ©ricains ou Ă©trangers. Un systĂšme qui a dans son passif la mort du Sarrasin Volant, Ă Constantinople, celle du moine Voador, Ă Lisbonne, celle de Letur en 1852, celle de Groof en 1864, sans compter les victimes que jâoublie, ne fĂ»t-ce que le mythologique Icare...
â Ce systĂšme, riposta Robur, nâest pas plus condamnable que celui dont le martyrologe contient les noms de PilĂątre de Rozier, Ă Calais, de Mme Blanchard, Ă Paris, de Donaldson et Grimwood, tombĂ©s dans le lac Michigan, de Sivel et de CrocĂ©-Spinelli, dâEloy et de tant dâautres que lâon se gardera bien dâoublier! »
CâĂ©tait une riposte « du tac au tac », comme on dit en escrime.
« Dâailleurs, reprit Robur, avec vos ballons, si perfectionnĂ©s quâils soient, vous ne pourriez jamais obtenir une vitesse vĂ©ritablement pratique. Vous mettriez dix ans Ă faire le tour du monde â ce quâune machine volante pourra faire en huit jours! »
Nouveaux cris de protestation et de dĂ©nĂ©gation qui durĂšrent trois grandes minutes, jusquâau moment oĂč Phil Evans put prendre la parole.
« Monsieur lâaviateur, dit-il, vous qui venez nous vanter les bienfaits de lâaviation, avez-vous jamais « avié » ?
â Parfaitement!
â Et fait la conquĂȘte de lâair?
â Peut-ĂȘtre, monsieur!
â Hurrah pour Robur-le-ConquĂ©rant! sâĂ©cria une voix ironique.
â Eh bien, oui! Robur-le-ConquĂ©rant, et ce nom, je lâaccepte, et je le porterai, car jây ai droit!
â Nous nous permettons dâen douter! sâĂ©cria Jem Cip.
â Messieurs, reprit Robur, dont les sourcils se froncĂšrent, quand je viens sĂ©rieusement discuter une chose sĂ©rieuse, je nâadmets pas quâon me rĂ©ponde par des dĂ©mentis, et je serais heureux de connaĂźtre le nom de lâinterlocuteur...
â Je me nomme Jem Cip... et suis lĂ©gumiste...
â Citoyen Jem Cip, rĂ©pondit Robur, je savais que les lĂ©gumistes ont gĂ©nĂ©ralement les intestins plus longs que ceux des autres hommes â dâun bon pied au moins. Câest dĂ©jĂ beaucoup... et ne mâobligez pas Ă vous les allonger encore en commençant par vos oreilles...
â A la porte!
â A la rue!
â Quâon le dĂ©membre!
â La loi de Lynch!
â Quâon le torde en hĂ©lice!...
La fureur des ballonistes Ă©tait arrivĂ©e Ă son comble. Ils venaient de se lever. Ils entouraient la tribune. Robur disparaissait au milieu dâune gerbe de bras qui sâagitaient comme au souffle de la tempĂȘte. En vain la trompe Ă vapeur lançait-elle des volĂ©es de fanfares sur lâassemblĂ©e! Ce soir-lĂ , Philadelphie dut croire que le feu dĂ©vorait un de ses quartiers et que toute lâeau de la Schuylkill-river ne suffirait pas Ă lâĂ©teindre.
Soudain, un mouvement de recul se produisit dans le tumulte, Robur, aprÚs avoir retiré ses mains de ses poches, les tendait vers les premiers rangs de ces acharnés.
PK pJO ·Fô Fô OEBPS/5126-h@5126-h-1.htm.htmlA ces deux mains Ă©taient passĂ©s deux de ces coups-de-poing Ă lâamĂ©ricaine, qui forment en mĂȘme temps revolvers, et que la pression des doigts suffit Ă faire partir. â de petites mitrailleuses de poche.
Et alors, profitant non seulement du recul des assaillants, mais aussi du silence qui avait accompagné ce recul :
DĂ©cidĂ©ment, dit-il, ce nâest pas AmĂ©ric Vespuce qui a dĂ©couvert le Nouveau Monde, câest SĂ©bastien Cabot! Vous nâĂȘtes pas des AmĂ©ricains, citoyens ballonistes! Vous nâĂȘtes que des cabo... »
A ce moment, quatre ou cinq coups de feu Ă©clatĂšrent, tirĂ©s dans le vide. Ils ne blessĂšrent personne. Au milieu de la fumĂ©e, lâingĂ©nieur disparut, et, quand elle se fut dissipĂ©e, on ne trouva plus sa trace. Robur-le-ConquĂ©rant sâĂ©tait envolĂ©, comme si quelque appareil dâaviation lâeĂ»t emportĂ© dans les airs.
Certes, et plus dâune fois dĂ©jĂ , Ă la suite de discussions orageuses, au sortir de leurs sĂ©ances, les membres du Weldon-Institute avaient rempli de clameurs Walnut-Street et les rues adjacentes. Plus dâune fois, les habitants de ce quartier sâĂ©taient justement plaints de ces bruyantes queues de discussions qui les troublaient jusque dans leurs domiciles. Plus dâune fois, enfin, les policemen avaient dĂ» intervenir pour assurer la circulation des passants, la plupart trĂšs indiffĂ©rents Ă cette question de la navigation aĂ©rienne. Mais, avant cette soirĂ©e, jamais ce tumulte nâavait pris de telles proportions, jamais les plaintes nâeussent Ă©tĂ© plus fondĂ©es, jamais lâintervention des policemen plus nĂ©cessaire.
Toutefois les membres du Weldon-Institute Ă©taient quelque peu excusables. On nâavait pas craint de venir les attaquer jusque chez eux. A ces enragĂ©s du « Plus lĂ©ger que lâair » un non moins enragĂ© du « Plus lourd » avait dit des choses absolument dĂ©sagrĂ©ables. Puis, au moment oĂč on allait le traiter comme il le mĂ©ritait, il sâĂ©tait Ă©clipsĂ©.
Or, cela criait vengeance. Pour laisser de telles injures impunies, il ne faudrait pas avoir du sang amĂ©ricain dans les veines! Des fils dâAmĂ©ric traitĂ©s de fils de Cabot! NâĂ©tait-ce pas une insulte, dâautant plus impardonnable quâelle tombait juste, â historiquement?
Les membres du club se jetĂšrent donc par groupes divers dans Walnut-street, puis au milieu des rues voisines, puis Ă travers tout le quartier. Ils rĂ©veillĂšrent les habitants. Ils les obligĂšrent Ă laisser fouiller leurs maisons, quitte Ă les indemniser, plus tard, du tort fait Ă la vie privĂ©e de chacun, laquelle est particuliĂšrement respectĂ©e chez les peuples dâorigine anglo-saxonne. Vain dĂ©ploiement de tracasseries et de recherches. Robur ne fut aperçu nulle part. Aucune trace de lui. Il serait parti dans le Go a head, le ballon du Weldon-Institute, quâil nâaurait pas Ă©tĂ© plus introuvable. AprĂšs une heure de perquisitions, il fallut y renoncer, et les collĂšgues se sĂ©parĂšrent, non sans sâĂȘtre jurĂ© dâĂ©tendre leurs recherches Ă tout le territoire de cette double AmĂ©rique qui forme le Nouveau Continent.
Vers onze heures, le calme Ă©tait Ă peu prĂšs rĂ©tabli dans le quartier. Philadelphie allait pouvoir se replonger dans ce bon sommeil, dont les citĂ©s, qui ont le bonheur de nâĂȘtre point industrielles, ont lâenviable privilĂšge. Les divers membres du club ne songĂšrent plus quâĂ regagner chacun son chez-soi. Pour nâen nommer que quelques-uns des plus marquants, William T. Forbes se dirigea du cĂŽtĂ© de sa grande chiffonniĂšre Ă sucre, oĂč Miss Doll et Miss Mat lui avaient prĂ©parĂ© le thĂ© du soir, sucrĂ© avec sa propre glucose. Truk Milnor prit le chemin de sa fabrique, dont la pompe Ă feu haletait jour et nuit dans le plus reculĂ© des faubourgs. Le trĂ©sorier Jem Cip, publiquement accusĂ© dâavoir un pied de plus dâintestins que nâen comporte la machine humaine, regagna la salle Ă manger oĂč lâattendait son souper vĂ©gĂ©tal.
Deux des plus importants ballonistes â deux seulement â ne paraissaient pas songer Ă rĂ©intĂ©grer de sitĂŽt leur domicile. Ils avaient profitĂ© de lâoccasion pour causer avec plus dâacrimonie encore. CâĂ©taient les irrĂ©conciliables Uncle Prudent et Phil Evans, le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institut.
A la porte du club, le valet Frycollin attendait Uncle Prudent, son maĂźtre.
Il se mit Ă le suivre, sans sâinquiĂ©ter du sujet qui mettait aux prises les deux collĂšgues.
Câest par euphĂ©misme que le verbe causer a Ă©tĂ© employĂ© pour exprimer lâacte auquel se livraient de concert le prĂ©sident et le secrĂ©taire du club. En rĂ©alitĂ©, ils se disputaient avec une Ă©nergie qui prenait son origine dans leur ancienne rivalitĂ©.
« Non, monsieur, non! rĂ©pĂ©tait Phil Evans. Si jâavais eu lâhonneur de prĂ©sider le Weldon-Institute, jamais, non, jamais il ne se serait produit un tel scandale!
â Et quâauriez-vous fait, si vous aviez eu cet honneur? demanda Uncle Prudent.
â Jâaurais coupĂ© la parole Ă cet insulteur public, avant mĂȘme quâil eĂ»t ouvert la bouche!
â Il me semble que pour couper la parole, il faut au moins avoir laissĂ© parler!
â Pas en AmĂ©rique, monsieur, pas en AmĂ©rique! »
Et, tout en se renvoyant des reparties plus aigres que douces, ces deux personnages enfilaient des rues qui les éloignaient de plus en plus de leur demeure; ils traversaient des quartiers dont la situation les obligerait à faire un long détour.
Frycollin suivait toujours; mais il ne se sentait pas rassurĂ© Ă voir son maĂźtre sâengager au milieu dâendroits dĂ©jĂ dĂ©serts. Il nâaimait pas ces endroits-lĂ , le valet
Frycollin, surtout un peu avant minuit. En effet, lâobscuritĂ© Ă©tait profonde, et la lune, dans son croissant, commençait Ă peine « à faire ses vingt-huit jours »
Frycollin regardait donc à droite, à gauche, si des ombres suspectes ne les épiaient point. Et précisément, il crut voir cinq ou six grands diables qui semblaient ne pas les perdre de vue.
Instinctivement, Frycollin se rapprocha de son maĂźtre; mais, pour rien au monde, il nâeĂ»t osĂ© lâinterrompre au milieu dâune conversation dont il aurait reçu quelques Ă©claboussures.
En somme, le hasard fit que le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute, sans sâen douter, se dirigeaient vers Fairmont-Park. LĂ , au plus fort de leur dispute, ils traversĂšrent la Schuylkill-river sur le fameux pont mĂ©tallique; ils ne rencontrĂšrent que quelques passants attardĂ©s, et se trouvĂšrent enfin au milieu de vastes terrains, les uns se dĂ©veloppant en immenses prairies, les autres ombragĂ©s de beaux arbres, qui font de ce parc un domaine unique au monde.
LĂ , les terreurs du valet Frycollin lâassaillirent de plus belle, et, avec dâautant plus de raison que les cinq ou six ombres sâĂ©taient glissĂ©es Ă sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatĂ©e quâelle sâagrandissait jusquâĂ la circonfĂ©rence de lâiris. Et, en mĂȘme temps, tout son corps s amoindrissait, se retirait, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© douĂ© de cette contractilitĂ© spĂ©ciale aux mollusques et Ă certains animaux articulĂ©s.
Câest que le valet Frycollin Ă©tait un parfait poltron. Un vrai NĂšgre de la Caroline du Sud, avec une tĂȘte bĂȘtasse sur un corps de gringalet. Tout juste ĂągĂ© de vingt et un ans, câest dire quâil nâavait jamais Ă©tĂ© esclave, pas mĂȘme de naissance, mais il nâen valait guĂšre mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout dâune poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il Ă©tait au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre Ă la porte; on lâavait gardĂ©, de crainte dâun pire. Et, pourtant, mĂȘlĂ© Ă la vie dâun maĂźtre toujours prĂȘt Ă se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait sâattendre Ă maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait Ă©tĂ© mise Ă de rudes Ă©preuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans lâavenir!
Aussi pourquoi Frycollin nâĂ©tait-il pas restĂ© Ă Boston, au service dâune certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncĂ© Ă cause des Ă©boulements? NâĂ©tait-ce pas la maison qui convenait Ă Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, oĂč la tĂ©mĂ©ritĂ© Ă©tait en permanence?
Enfin, il y Ă©tait, et son maĂźtre avait mĂȘme fini par sâhabituer Ă ses dĂ©fauts. Il avait une qualitĂ©, dâailleurs. Bien quâil fĂ»t nĂšgre dâorigine, il ne parlait pas nĂšgre, â ce qui est Ă considĂ©rer, car rien de dĂ©sagrĂ©able comme cet odieux jargon dans lequel lâemploi du pronom possessif et des infinitifs est poussĂ© jusquâĂ lâabus.
Donc, il est bien Ă©tabli que le valet Frycollin Ă©tait poltron, et, ainsi quâon le dit, « poltron comme la lune ».
Or, Ă ce propos, il nâest que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde PhĂ©bĂ©, la douce HĂ©lĂšne, la chaste sĆur du radieux Apollon. De quel droit accuser de poltronnerie un astre qui, depuis que le monde est monde, a toujours regardĂ© la terre en face, sans jamais lui tourner le dos?
Quoi quâil en soit, Ă cette heure â il Ă©tait bien prĂšs de minuit â le croissant de la « pĂąle calomniĂ©e » commençait Ă disparaĂźtre Ă lâouest derriĂšre les hautes ramures du parc. Ses rayons, glissant Ă travers les branches, semaient quelques dĂ©coupures sur le sol. Les dessous du bois en paraissaient moins sombres.
Cela permit Ă Frycollin de porter un regard plus inquisiteur.
« Brr! fit-il. Ils sont toujours là , ces coquins! Positivement, ils se rapprochent! »
Il nây tint plus, et, allant vers son maĂźtre :
« Master Uncle », dit-il.
Câest ainsi quâil le nommait et que le prĂ©sident du Weldon-Institute voulait ĂȘtre nomme.
En ce moment, la dispute des deux rivaux Ă©tait arrivĂ©e au plus haut degrĂ©. Et, comme ils sâenvoyaient promener lâun lâautre, Frycollin fut brutalement priĂ© de prendre sa part de cette promenade.
Puis, tandis quâils se parlaient les yeux dans les yeux, Uncle Prudent sâenfonçait plus avant Ă travers les prairies dĂ©sertes de Fairmont-Park, sâĂ©loignant toujours de la Schuylkill-river et du pont quâil fallait reprendre pour rentrer dans la ville.
Tous trois se trouvĂšrent alors au centre dâune haute futaie dâarbres, dont la cime sâimprĂ©gnait des derniĂšres lueurs lunaires. A la limite de cette futaie sâouvrait une large clairiĂšre, vaste champ ovale, merveilleusement disposĂ© pour les luttes dâun ring. Pas un accident de terrain nây eĂ»t gĂȘnĂ© le galop des chevaux, pas un bouquet dâarbres nâaurait arrĂȘtĂ© le regard des spectateurs le long dâune piste circulaire de plusieurs milles.
Et cependant, si Uncle Prudent et Phil Evans nâeussent pas Ă©tĂ© occupĂ©s de leurs disputes, sâils avaient regardĂ© avec quelque attention, ils nâauraient plus retrouvĂ© Ă la clairiĂšre son aspect habituel. Etait-ce donc une minoterie qui sây Ă©tait fondĂ©e depuis la veille? En vĂ©ritĂ©, on eĂ»t dit une minoterie, avec lâensemble de ses moulins Ă vent, dont les ailes, immobiles alors, grimaçaient dans la demi-ombre?
Mais ni le prĂ©sident ni le secrĂ©taire du Weldon-Institute ne remarquĂšrent cette Ă©trange modification apportĂ©e au paysage de Fairmont-Park. Frycollin nâen vit rien non plus. Il lui semblait que les rĂŽdeurs sâapprochaient, se resserraient comme au moment dâun mauvais coup. Il en Ă©tait Ă la peur convulsive, paralysĂ© dans ses membres, hĂ©rissĂ© dans son systĂšme pileux, â enfin au dernier degrĂ© de lâĂ©pouvante.
Toutefois, pendant que ses genoux fléchissaient, il eut encore la force de crier une derniÚre fois :
« Master Uncle!... Master Uncle!
â Eh! quây a-t-il donc Ă la fin! rĂ©pondit Uncle Prudent. »
Peut-ĂȘtre Phil Evans et lui nâauraient-ils pas Ă©tĂ© fĂąchĂ©s de soulager leur colĂšre en rossant dâimportance le malheureux valet. Mais il nâen eurent pas le temps, pas plus que celui-ci nâeut le temps de leur rĂ©pondre.
Un coup de sifflet venait dâĂȘtre lancĂ© sous bois. A lâinstant, une sorte dâĂ©toile Ă©lectrique sâalluma au milieu de la clairiĂšre.
Un signal, sans doute, et, dans ce cas, câest que le moment Ă©tait venu dâexĂ©cuter quelque Ćuvre de violence.
En moins de temps quâil nâen faut pour lâimaginer, six hommes bondirent Ă travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, â ces deux derniers de trop, Ă©videmment, car le NĂšgre Ă©tait incapable de se dĂ©fendre.
Le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent rĂ©sister. Ils nâen eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un bĂąillon, aveugles par un bandeau, maĂźtrisĂ©s, ligotĂ©s, ils furent emportĂ©s rapidement Ă travers la clairiĂšre. Que devaient-ils penser, sinon quâils avaient affaire Ă cette race de gens peu scrupuleux, qui nâhĂ©sitent point Ă dĂ©pouiller les gens attardĂ©s au fond des bois? Il nâen fut rien, cependant. On ne les fouilla mĂȘme pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier.
Bref, une minute aprĂšs cette agression, sans quâaucun mot eĂ»t Ă©tĂ© Ă©changĂ© entre les agresseurs, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sentaient quâon les dĂ©posait doucement, non sur lâherbe de la clairiĂšre, mais sur une sorte de plancher que leur poids fit gĂ©mir. LĂ , ils furent accotĂ©s lâun prĂšs de lâautre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement dâun pĂȘne dans une gĂąche leur apprit quâils Ă©taient prisonniers.
Il se fit alors un bruissement continu, comme un frĂ©missement, un frrrr, dont les rrr se prolongeaient Ă lâinfini, sans quâaucun autre bruit fĂ»t perceptible au milieu de cette nuit si calme.
.................................
Quel Ă©moi, le lendemain, dans Philadelphie! DĂšs les premiĂšres heures, on savait ce qui sâĂ©tait passĂ© la veille Ă la sĂ©ance du Weldon-Institute : lâapparition dâun mystĂ©rieux personnage, un certain ingĂ©nieur nommĂ© Robur â Robur-le-ConquĂ©rant! â la lutte quâil semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa disparition inexplicable.
Mais ce fut bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le président et le secrétaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin.
Ce que lâon fit de recherches dans toute la citĂ© et aux environs! Inutilement, dâailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pennsylvanie, puis ceux de toute lâAmĂ©rique, sâemparĂšrent du fait et lâexpliquĂšrent de cent façons, dont aucune ne devait ĂȘtre la vraie. Des sommes considĂ©rables furent promises par annonces et affiches â non seulement Ă qui retrouverait les honorables disparus, mais Ă quiconque pourrait produire quelque indice de nature Ă mettre sur leurs traces. Rien nâaboutit. La terre se serait entrouverte pour les engloutir, que le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute nâauraient pas Ă©tĂ© plus supprimĂ©s de la surface du globe.
A ce propos, les journaux du gouvernement demandĂšrent que le personnel de la police fĂ»t augmentĂ© dans une forte proportion, puisque de pareils attentats pouvaient se produire contre les meilleurs citoyens des Etats-Unis â et ils avaient raison...
Il est vrai, les journaux de lâopposition demandĂšrent que ce personnel fĂ»t licenciĂ© comme inutile, puisque de pareils attentats pouvaient se produire, sans quâil fĂ»t possible dâen retrouver les auteurs â et peut-ĂȘtre nâavaient-ils pas tort.
En somme, la police resta ce quâelle Ă©tait, ce quâelle sera toujours dans le meilleur des mondes qui nâest pas parfait et ne saurait lâĂȘtre.
Un bandeau sur les yeux, un bĂąillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se dĂ©placer. Cela nâĂ©tait pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En outre, ne point savoir quels sont les auteurs dâun pareil rapt, en quel endroit on a Ă©tĂ© jetĂ© comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer oĂč lâon est, Ă quel sort on est rĂ©servĂ©, il y avait lĂ de quoi exaspĂ©rer les plus patients dĂ© lâespĂšce ovine, et lâon sait que les membres du Weldon-Institute ne sont pas prĂ©cisĂ©ment des moutons pour la patience. Etant donnĂ© sa violence de caractĂšre, on imagine aisĂ©ment dans quel Ă©tat Uncle Prudent devait ĂȘtre.
En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser quâil leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club.
Quant à Frycollin, yeux fermés, bouche close, il lui était impossible de songer à quoi que ce fût. Il était plus mort que vif.
Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Personne ne vint les visiter ni leur rendre la libertĂ© de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils Ă©taient rĂ©duits Ă des soupirs Ă©touffĂ©s, Ă des « heins! » poussĂ©s Ă travers leurs bĂąillons, Ă des soubresauts de carpes qui se pĂąment hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colĂšre muette, de fureur rentrĂ©e ou plutĂŽt ficelĂ©e, on le comprend de reste. Puis, aprĂšs ces infructueux efforts, ils demeurĂšrent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils sâessayĂšrent Ă tirer, par le sens de lâouĂŻe, quelque indice de ce quâĂ©tait cet inquiĂ©tant Ă©tat de choses. Mais en vain cherchaient-ils Ă surprendre dâautre bruit que lâinterminable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper dâune atmosphĂšre frissonnante.
Cependant, il arriva ceci : câest que Phil Evans, procĂ©dant avec calme, parvint Ă relĂącher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu Ă peu, le nĆud se desserra, ses doigts glissĂšrent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle.
Un vigoureux frottement rĂ©tablit la circulation, gĂȘnĂ©e par le ligotement. Un instant aprĂšs, Phil Evans avait enlevĂ© le bandeau qui lui couvrait les yeux, arrachĂ© le bĂąillon de sa bouche, coupĂ© les cordes avec la fine lame de son « bowie-knife ». Un AmĂ©ricain qui nâaurait pas toujours son bowie-knife en poche ne serait plus un AmĂ©ricain.
Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouvĂšrent pas Ă sâexercer utilement, â en ce moment, du moins. ObscuritĂ© complĂšte dans cette cellule. Toutefois, un peu de clartĂ© filtrait Ă travers une sorte de meurtriĂšre, percĂ©e dans la paroi Ă six ou sept pieds de hauteur.
On le pense bien, quoi quâil en eĂ»t, Phil Evans nâhĂ©sita pas un instant Ă dĂ©livrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent Ă trancher les nĆuds qui le serraient aux pieds et aux mains. AussitĂŽt Uncle Prudent, Ă demi enragĂ©, de se redresser sur les genoux, dâarracher bandeau et bĂąillon; puis, dâune voix Ă©tranglĂ©e :
« Merci! dit-il.
â Non!... Pas de remerciements, rĂ©pondit lâautre.
â Phil Evans?
â Uncle Prudent?...
â Ici, plus de prĂ©sident ni de secrĂ©taire du WeldonInstitute, plus dâadversaires!
â Vous avez raison, rĂ©pondit Phil Evans. Il nây a plus que deux hommes qui ont Ă se venger dâun troisiĂšme, dont lâattentat exige de sĂ©vĂšres reprĂ©sailles. Et ce troisiĂšme...
â Câest Robur !...
â Câest Robur! »
VoilĂ donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument dâaccord. A ce sujet, aucune dispute Ă craindre.
« Et votre valet? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui soufflait comme un phoque, il faut le déficeler.
â Pas encore, rĂ©pondit Uncle Prudent. Il nous assommerait de ses jĂ©rĂ©miades, et nous avons autre chose Ă faire quâĂ rĂ©criminer.
â Quoi donc, Uncle Prudent?
â A nous sauver, si câest possible.
â Et mĂȘme si câest impossible.
â Vous avez raison, Phil Evans, mĂȘme si câest impossible! »
Quant Ă douter un instant que cet enlĂšvement dĂ»t ĂȘtre attribuĂ© Ă cet Ă©trange Robur, cela ne pouvait venir Ă la pensĂ©e du prĂ©sident et de son collĂšgue. En effet, de simples et honnĂȘtes voleurs, aprĂšs leur avoir dĂ©robĂ© montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetĂ©s au fond de la Schuylkill-river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de... De quoi? â Grave question, en vĂ©ritĂ©, quâil convenait dâĂ©lucider, avant de commencer les prĂ©paratifs dâune Ă©vasion avec quelques chances de succĂšs.
« Phil Evans, reprit Uncle Prudent, aprĂšs notre sortie de cette sĂ©ance, au lieu dâĂ©changer des amĂ©nitĂ©s sur lesquelles il nây a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait dâĂȘtre moins distraits. Si nous Ă©tions restĂ©s dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrivĂ©. Evidemment, ce Robur sâĂ©tait doutĂ© de ce qui allait se passer au club; il prĂ©voyait les colĂšres que son attitude provocante devait soulever, il avait placĂ© Ă la porte quelques-uns de ses bandits pour lui prĂȘter main-forte. quand nous avons quittĂ© la rue Walnut, ces sbires nous ont Ă©piĂ©s, suivis, et, lorsquâils nous ont vus imprudemment engagĂ©s dans les avenues de Fairmont-Park, ils ont eu la partie belle.
â Dâaccord, rĂ©pondit Phil Evans. Oui! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile.
â On a toujours tort de ne pas avoir raison », rĂ©pondit Uncle Prudent.
En ce moment, un long soupir sâĂ©chappa du coin le plus obscur de la cellule.
Quâest-ce cela? demanda Phil Evans.
â Rien!... Frycollin qui rĂȘve.
Et Uncle Prudent reprit :
Entre le moment oĂč nous avons Ă©tĂ© saisis, Ă quelques pas de la clairiĂšre, et le moment oĂč on nous a jetĂ©s dans ce rĂ©duit, il ne sâest pas Ă©coulĂ© plus de deux minutes. Il est donc Ă©vident que ces gens ne nous ont pas entraĂźnĂ©s au-delĂ de Fairmont-Park.
â Et sâils lâavaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation.
â Dâaccord, rĂ©pondit Uncle Prudent. Donc il nâest pas douteux que nous soyons enfermĂ©s dans le compartiment dâun vĂ©hicule, â peut-ĂȘtre un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques...
â Evidemment! Si câĂ©tait un bateau amarrĂ© aux rives de la Schuylkill-river, cela se reconnaĂźtrait Ă certains balancements que le courant lui imprimerait dâun bord Ă lâautre.
â Dâaccord, toujours dâaccord, rĂ©pĂ©ta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairiĂšre, câest le moment ou jamais de fuir, quitte Ă retrouver plus tard ce Robur...
â Et Ă lui faire payer cher cette atteinte Ă la libertĂ© de deux citoyens des Etats-Unis dâAmĂ©rique!
â Cher... trĂšs cher!
â Mais quel est cet homme?... DâoĂč vient-il?... Est-ce un Anglais, un Allemand, un Français...?
â Câest un misĂ©rable, cela suffit, rĂ©pondit Uncle Prudent. â Maintenant, Ă lâĆuvre! »
Tous deux, les mains tendues, les doigts Ouverts, palpĂšrent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, Ă la porte. Elle Ă©tait hermĂ©tiquement fermĂ©e, et il eĂ»t Ă©tĂ© impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et sâĂ©chapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne sâĂ©mousseraient pas ou ne se briseraient pas dans ce travail.
« Mais dâoĂč vient ce frĂ©missement qui ne cesse pas? demanda Phil Evans, trĂšs surpris de ce frrrr continu.
â Le vent, sans doute, rĂ©pondit Uncle Prudent.
â Le vent ?... JusquâĂ minuit, il me semble que la soirĂ©e a Ă©tĂ© absolument calme...
â Evidemment, Phil Evans. Si ce nâĂ©tait pas le vent, que voudriez-vous que ce fĂ»t? »
Phil Evans, aprĂšs avoir dĂ©gagĂ© la meilleure lame de son couteau, essaya dâentamer les parois prĂšs de la porte. Peut-ĂȘtre suffirait-il de faire un trou pour lâouvrir par lâextĂ©rieur, si elle nâĂ©tait maintenue que par un verrou, ou si la clef avait Ă©tĂ© laissĂ©e dans la serrure.
Quelques minutes de travail nâeurent dâautre rĂ©sultat que dâĂ©brĂ©cher les lames du bowie-knife, de les Ă©pointer, de les transformer en scies Ă mille dents.
« Ăa ne mord pas, Phil Evans?
â Non.
â Est-ce que nous serions dans une cellule en tĂŽle?
â Point, Uncle Prudent: Ces parois, quand on les frappe, ne rendent aucun son mĂ©tallique.
â Du bois de fer, alors?
â Non! ni fer ni bois.
â Quâest-ce alors?
â Impossible de le dire, mais, en tout cas, une substance sur laquelle lâacier ne peut mordre. »
Uncle Prudent, pris dâun violent accĂšs de colĂšre, jura, frappa du pied le plancher sonore, tandis que ses mains cherchaient Ă Ă©trangler un Robur imaginaire.
« Du calme, Uncle Prudent, lui dit Phil Evans, du calme! Essayez à votre tour. »
Uncle Prudent essaya, mais le bowie-knife ne put entamer une paroi quâil ne parvenait mĂȘme pas Ă rayer de ses meilleures lames, comme si elle eĂ»t Ă©tĂ© de cristal.
Donc, toute fuite devenait impraticable, en admettant quâelle eĂ»t pu ĂȘtre tentĂ©e, la porte une fois ouverte.
Il fallut se rĂ©signer, momentanĂ©ment, ce qui nâest guĂšre dans le tempĂ©rament yankee, et tout attendre du hasard, ce qui doit rĂ©pugner Ă des esprits Ă©minemment pratiques. Mais ce ne fut pas sans objurgations, gros mots, violentes invectives Ă lâadresse de ce Robur â lequel ne devait point ĂȘtre homme Ă sâen Ă©mouvoir. pour peu quâil se montrĂąt dans la vie privĂ©e le personnage quâil avait Ă©tĂ© au milieu du Weldon-Institute.
Cependant Frycollin commençait Ă donner quelques signes non Ă©quivoques de malaise. Soit quâil Ă©prouvĂąt des crampes Ă lâestomac ou des crampes dans les membres, il se dĂ©menait dâune lamentable façon.
Uncle Prudent crut devoir mettre un terme Ă cette gymnastique, en coupant les cordes qui serraient le NĂšgre.
Peut-ĂȘtre eut-il lieu de sâen repentir. Ce fut aussitĂŽt une interminable litanie, dans laquelle les affres de lâĂ©pouvante se mĂȘlaient aux souffrances de la faim. Frycollin nâĂ©tait pas moins pris par le cerveau que par lâestomac. Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de dire auquel de ces deux viscĂšres le NĂšgre Ă©tait plus particuliĂšrement redevable de ce quâil Ă©prouvait.
« Frycollin! sâĂ©cria Uncle Prudent.
â Master Uncle!... Master Uncle!... rĂ©pondit le NĂšgre entre deux vagissements lugubres.
Il est possible que nous soyons condamnĂ©s Ă mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes dĂ©cidĂ©s Ă ne succomber que lorsque nous aurons Ă©puisĂ© tous les moyens dâalimentation susceptibles de prolonger notre vie...
â Me manger? sâĂ©cria Frycollin.
â Comme on fait toujours dâun NĂšgre en pareille occurrence!... Ainsi, Frycollin, tĂąche de te faire oublier...
â Ou lâon te Fry-cas-se-ra! ajouta Phil Evans. »
Et, trĂšs sĂ©rieusement, Frycollin eut peur dâĂȘtre employĂ© Ă la prolongation de deux existences Ă©videmment plus prĂ©cieuses que la sienne. Il se borna donc Ă gĂ©mir in petto.
Cependant le temps sâĂ©coulait, et toute tentative pour forcer la porte ou la paroi Ă©tait demeurĂ©e infructueuse. En quoi Ă©tait cette paroi, impossible de le reconnaĂźtre.
Ce nâĂ©tait pas du mĂ©tal, ce nâĂ©tait pas du bois, ce nâĂ©tait pas de la pierre. En outre, le plancher de la cellule semblait fait de la mĂȘme matiĂšre. Lorsquâon le frappait du pied, il rendait un son particulier, que Uncle Prudent aurait eu quelque peine Ă classer dans la catĂ©gorie des bruits connus. Autre remarque : en dessous, ce plancher paraissait sonner le vide, comme sâil nâeĂ»t pas directement reposĂ© sur le sol de la clairiĂšre. Oui! lâinexplicable frrr semblait en caresser la face infĂ©rieure. Tout cela nâĂ©tait pas rassurant.
« Uncle Prudent? dit Phil Evans.
â Phil Evans? rĂ©pondit Uncle Prudent.
â Pensez-vous que notre cellule se soit dĂ©placĂ©e? En aucune façon.
â Pourtant, au premier moment de notre incarcĂ©ration, jâai pu distinctement percevoir la fraĂźche odeur de lâherbe et la senteur rĂ©sineuse des arbres du parc. Maintenant, jâai beau humer lâair, il me semble que toutes ces senteurs ont disparu...
â En effet.
â Comment expliquer cela?
Expliquons-le de nâimporte quelle façon, Phil Evans, exceptĂ© par lâhypothĂšse que notre prison ait changĂ© de place. Je le rĂ©pĂšte, si nous Ă©tions sur un chariot en marche ou sur un bateau en dĂ©rive, nous le sentirions. »
Frycollin poussa alors un long gĂ©missement qui eĂ»t pu passer pour son dernier soupir, sâil nâeĂ»t Ă©tĂ© suivi de plusieurs autres.
« Jâaime Ă croire que ce Robur nous fera bientĂŽt comparaĂźtre devant lui, reprit Phil Evans.
â Je lâespĂšre bien, sâĂ©cria Uncle Prudent, et je lui dirai...
â Quoi?
â QuâaprĂšs avoir dĂ©butĂ© comme un insolent, il a fini comme un coquin! »
En ce moment, Phil Evans observa que le jour commençait Ă se faire. Une lueur, vague encore, filtrait Ă travers lâĂ©troite meurtriĂšre, Ă©vidĂ©e dans la partie supĂ©rieure de la paroi, Ă lâopposĂ© de la porte. Il devait donc ĂȘtre quatre heures du matin, environ, puisque câest Ă cette heure que, dans ce mois de juin et sous cette latitude, lâhorizon de Philadelphie se blanchit des premiers rayons du matin.
Cependant, quand Uncle Prudent eut fait sonner sa montre Ă rĂ©pĂ©tition â chef-dâĆuvre qui provenait de lâusine mĂȘme de son collĂšgue -, le petit timbre nâindiqua que trois heures moins le quart, bien que la montre ne se fĂ»t point arrĂȘtĂ©e.
« Bizarre! dit Phil Evans. A trois heures moins le quart, il devrait encore faire nuit.
â Il faudrait donc que ma montre eĂ»t Ă©prouvĂ© un retard..., rĂ©pondit Uncle Prudent.
â Une montre de la Walton Watch Company! » sâĂ©cria Phil Evans
Quoi quâil en fĂ»t, câĂ©tait bien le jour qui se levait. Peu Ă peu, la meurtriĂšre se dessinait en blanc dans la profonde obscuritĂ© dĂ© la cellule. Cependant, si lâaube apparaissait plus, hĂątivement que ne le permettait le quarantiĂšme parallĂšle, qui est celui de Philadelphie, elle ne se faisait pas avec cette rapiditĂ© spĂ©ciale aux basses latitudes.
Nouvelle observation de Uncle Prudent à ce sujet, nouveau phénomÚne inexplicable.
« On pourrait peut-ĂȘtre se hisser jusquâĂ la meurtriĂšre, fit observer Phil Evans, et tĂącher de voir oĂč on est?
â On le peut », rĂ©pondit Uncle Prudent.
Et, sâadressant Ă Frycollin :
« Allons, Fry, haut sur pied! »
Le NĂšgre se redressa.
Appuie ton dos contre cette paroi, reprit Uncle Prudent, et vous, Phil Evans, veuillez monter sur lâĂ©paule de ce garçon, pendant que je contre-buterai afin quâil ne vous manque pas.
â Volontiers », rĂ©pondit Phil Evans.
Un instant aprĂšs, les deux genoux sur les Ă©paules de Frycollin, il avait ses yeux Ă la hauteur de la meurtrĂźere.
Cette meurtriĂšre Ă©tait fermĂ©e, non par un verre lenticulaire comme celui dâun hublot de navire, mais par une simple vitre. Bien quâelle ne fĂ»t pas trĂšs Ă©paisse, elle gĂȘnait le regard de Phil Evans, dont le rayon de vue Ă©tait excessivement bornĂ©.
« Eh bien, cassez cette vitre, dit Uncle Prudent, et peut-ĂȘtre pourrez-vous mieux voir? »
Phil Evans donna un violent coup du manche de son bowie-knife sur la vitre qui rendit un son argentin mais ne cassa pas.
Second coup plus violent. MĂȘme rĂ©sultat.
« Bon! sâĂ©cria Phil Evans, du verre incassable! »
En effet, il fallait que cette vitre fĂ»t faite dâun verre trempĂ© dâaprĂšs les procĂ©dĂ©s de lâinventeur Siemens, puisque, malgrĂ© des coups rĂ©pĂ©tĂ©s, elle demeura intacte.
Toutefois, lâespace Ă©tait assez Ă©clairĂ© maintenant pour que le regard pĂ»t sâĂ©tendre au-dehors â du moins dans la limite du champ de vision coupĂ© par lâencadrement de la meurtriĂšre.
« Que voyez-vous? demanda Uncle Prudent.
â Rien.
â Comment? Pas un massif dâarbres?
â Non.
â Pas mĂȘme le haut des branches?
â Pas mĂȘme.
â Nous ne sommes donc plus au centre de la clairiĂšre?
â Ni dans la clairiĂšre ni dans le parc.
â Apercevez-vous au moins des toits de maisons, des faĂźtes de monuments? dit Uncle Prudent, dont le dĂ©sappointement, mĂȘlĂ© de fureur, ne cessait de sâaccroĂźtre.
â Ni toits ni faĂźtes.
â Quoi! pas mĂȘme un mĂąt de pavillon, pas mĂȘme un clocher dâĂ©glise, pas mĂȘme une cheminĂ©e dâusine?
â Rien que lâespace.
Juste Ă ce moment, la porte de la cellule sâouvrit. Un homme apparut sur le seuil.
CâĂ©tait Robur.
« Honorables ballonistes, dit-il dâune voix grave, vous ĂȘtes maintenant libres dâaller et de venir...
â Libres! sâĂ©cria Uncle Prudent.
â Oui... dans les limites de lâAlbatros! »
Uncle Prudent et Phil Evans se précipitÚrent hors de la cellule.
Et que virent-ils?
A douze ou treize cents mĂštres au-dessous dâeux, la surface dâun pays quâils cherchaient en vain Ă reconnaĂźtre.
« A quelle Ă©poque lâhomme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans lâazur et la paix du ciel? »
A cette demande de Camille Flammarion, la rĂ©ponse est facile : ce sera Ă lâĂ©poque oĂč les progrĂšs de la mĂ©canique auront permis de rĂ©soudre le problĂšme de lâaviation. Et, depuis quelques annĂ©es â on le prĂ©voyait â une utilisation plus pratique de lâĂ©lectricitĂ© devait conduire Ă la solution du problĂšme.
En 1783, bien avant que les frĂšres Montgolfier eussent construit la premiĂšre montgolfiĂšre, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avalent rĂȘvĂ© la conquĂȘte de lâespace au moyen dâappareils mĂ©caniques. Les premiers inventeurs nâavaient donc pas songĂ© aux appareils plus lĂ©gers que lâair â ce que la physique de leur temps nâeĂ»t point permis dâimaginer. CâĂ©tait aux appareils plus lourds que lui, aux machines volantes, faites Ă lâimitation de lâoiseau, quâils demandaient de rĂ©aliser la locomotion aĂ©rienne.
Câest prĂ©cisĂ©ment ce quâavait fait ce fou dâIcare, fils de DĂ©dale, dont les ailes, attachĂ©es avec de la cire, tombĂšrent aux approches du soleil.
Mais, sans remonter jusquâaux temps mythologiques, parler dâArchytas de Tarente, on trouve dĂ©jĂ dans les travaux de Dante de PĂ©rouse, de LĂ©onard de Vinci, de Guidotti, lâidĂ©e de machines destinĂ©es Ă se mouvoir au milieu de lâatmosphĂšre. Deux siĂšcles et demi aprĂšs, les inventeurs commencent Ă se multiplier. En 1742, le marquis de Bacqueville fabrique un systĂšme dâailes, lâessaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En 1768, Paucton conçoit la disposition dâun appareil Ă deux hĂ©lices suspensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine Ă mouvement orthoptĂ©rique, et proteste contre la direction des aĂ©rostats qui venaient dâĂȘtre inventĂ©s. En 1784, Launoy et Bienvenu font manĆuvrer un hĂ©licoptĂšre, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par lâAutrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, oĂč les principes du « Plus lourd que lâair » sont posĂ©s. Puis, de 1811 Ă 1840, Ă©tudes et inventions de Berblinger, de Vignal, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve lâAnglais Henson avec son systĂšme de plans inclinĂ©s et dâhĂ©lices actionnĂ©es par la vapeur; en 1845, Cossus et son appareil Ă hĂ©lices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son hĂ©licoptĂšre Ă ailes de plumes; en 1852, Letur avec son systĂšme de parachute dirigeable, dont lâexpĂ©rience lui coĂ»ta la vie; en la mĂȘme annĂ©e, Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1853, BĂ©lĂ©guic et son aĂ©roplane mu par des hĂ©lices de traction, Vaussin-Chardannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Georges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvues dâun moteur Ă gaz. De 1854 Ă 1863, apparaissent Joseph Pline, brevetĂ© pour plusieurs systĂšmes aĂ©riens, BrĂ©ant, Carlingford, Le Bris, Du Temple, Bright, dont les hĂ©lices ascensionnelles tournent en sens inverse, Smythies, Panafieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1863, grĂące aux efforts de Nadar, une SociĂ©tĂ© du Plus lourd que lâair est fondĂ©e Ă Paris. LĂ les inventeurs font expĂ©rimenter des machines dont quelques-unes sont dĂ©jĂ brevetĂ©es : de Ponton dâAmĂ©court et son hĂ©licoptĂšre Ă vapeur, de la Landelle et son systĂšme Ă combinaisons dâhĂ©lices avec plans inclinĂ©s et parachutes, de LouvriĂ© et son aĂ©roscaphe, dâEsterno et son oiseau mĂ©canique, de Groof et son appareil Ă ailes mues par des leviers. LâĂ©lan Ă©tait donnĂ©, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent tout ce qui doit rendre pratique la locomotion aĂ©rienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smyth, Stringfellow, Prigent, Danjard, PomĂšs et de la Pauze, Moy, PĂ©naud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forlanini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des hĂ©lices, les autres avec des plans inclinĂ©s, imaginent, crĂ©ent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prĂȘtes Ă fonctionner le jour oĂč un moteur dâune puissance considĂ©rable et dâune lĂ©gĂšretĂ© excessive leur sera appliquĂ© par quelque inventeur.
Que lâon pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degrĂ©s de lâĂ©chelle de la locomotion aĂ©rienne au sommet de laquelle apparaĂźt Robur-le-ConquĂ©rant? Sans les tĂątonnements, les expĂ©riences de ses devanciers, lâingĂ©nieur eĂ»t-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, sâil nâavait que dĂ©dains pour ceux qui sâobstinent encore Ă chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du « Plus lourd que lâair », Anglais, AmĂ©ricains, Italiens, Autrichiens, Français, â Français surtout, dont les travaux, perfectionnĂ©s par lui, lâavaient amenĂ© Ă crĂ©er, puis Ă construire cet engin volateur, lâAlbatros, lancĂ© Ă travers les courants de lâatmosphĂšre.
« Pigeon vole! sâĂ©tait Ă©criĂ© lâun des plus persistants adeptes de lâaviation.
« On foulera lâair comme on foule la terre! avait rĂ©pondu un de ses plus acharnĂ©s partisans.
â A locomotive, aĂ©romotive! » avait jetĂ© le plus bruyant de tous, qui embouchait les trompettes de la publicitĂ© pour rĂ©veiller lâAncien et le Nouveau Monde.
Rien de mieux Ă©tabli, en effet, par expĂ©rience et par calcul, que lâair est un point dâappui trĂšs rĂ©sistant. Une circonfĂ©rence dâun mĂštre de diamĂštre, formant parachute, peut non seulement modĂ©rer une descente dans lâair, mais aussi la rendre isochrone. VoilĂ ce quâon savait.
On savait également que, quand la vitesse de translation est grande, le travail de pesanteur varie à peu prÚs en raison inverse du carré de cette vitesse et devient presque insignifiant.
On savait encore que plus le poids dâun animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailĂ©e nĂ©cessaire pour le soutenir, bien que les mouvements quâil doit faire soient plus lents.
Un appareil dâaviation doit donc ĂȘtre construit de maniĂšre Ă utiliser ces lois naturelles, Ă imiter lâoiseau, ce type admirable de la locomotion aĂ©rienne », a dit le docteur Marey, de lâInstitut de France.
En somme, les appareils qui peuvent résoudre ce problÚme se résument en trois sortes :
10 Les hélicoptÚres ou spiralifÚres, qui ne sont que des hélices à axes verticaux;
20 Les orthoptĂšres, engins qui tendent Ă reproduire le vol naturel des oiseaux;
30 Les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés, comme le cerf-volant, mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales.
Chacun de ces systĂšmes avait eu et a mĂȘme encore des partisans dĂ©cidĂ©s Ă ne rien cĂ©der sur ce point.
Cependant, Robur, par bien des considérations, avait rejeté les deux premiers.
Que lâorthoptĂšre, lâoiseau mĂ©canique, prĂ©sente certains avantages, nul doute. Les travaux, les expĂ©riences de M. Renaud, en 1884, lâont prouvĂ©. Mais, ainsi quâon le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives nâont pas Ă©tĂ© copiĂ©es sur les liĂšvres, ni les navires Ă vapeur sur les poissons. Aux premiĂšres on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des hĂ©lices qui ne sont point des nageoires. Et ils nâen marchent pas plus mal. Au contraire. Dâailleurs, sait-on ce qui se fait mĂ©caniquement dans le vol des oiseaux dont les mouvements sont trĂšs complexes? Le docteur Marey nâa-t-il pas soupçonnĂ© que les pennes sâentrouvrent pendant le relĂšvement de lâaile pour laisser passer lâair, mouvement au moins bien difficile Ă produire avec une machine artificielle?
Dâautre part, que les aĂ©roplanes eussent donnĂ© quelques bons rĂ©sultats, ce nâĂ©tait pas douteux. Les hĂ©lices opposant un plan oblique Ă la couche d air, câĂ©tait le moyen de produire un travail dâascension, et les petits appareils expĂ©rimentĂ©s prouvaient que le poids disponible, câest-Ă -dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de lâappareil, augmente avec le carrĂ© de la vitesse. Il y avait lĂ de grands avantages â supĂ©rieurs mĂȘme Ă ceux des aĂ©rostats soumis Ă un mouvement de translation.
NĂ©anmoins, Robur avait pensĂ© que ce quâil y avait de meilleur, câĂ©tait encore ce quâil y aurait de plus simple. Aussi, les hĂ©lices â ces « saintes hĂ©lices » â quâon lui avait jetĂ©es Ă la tĂȘte au Weldon-lnstitute â avaient-elles suffi Ă tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient lâappareil suspendu dans lâair, les autres le remorquaient dans des conditions merveilleuses de vitesse et de sĂ©curitĂ©.
En effet, thĂ©oriquement, au moyen dâune hĂ©lice dâun pas suffisamment court mais dâune surface considĂ©rable, ainsi que lâavait dit M. Victor Tatin, on pourrait, « en poussant les choses Ă lâextrĂȘme, soulever un poids indĂ©fini avec la force la plus minime ».
Si lâorthoptĂšre â battement dâailes des oiseaux â sâĂ©lĂšve en sâappuyant normalement sur lâair, lâhĂ©licoptĂšre sâĂ©lĂšve en le frappant obliquement avec les branches de son hĂ©lice, comme sâil montait sur un plan inclinĂ©. En rĂ©alitĂ©, ce sont des ailes en hĂ©lice au lieu dâĂȘtre des ailes en aube. LâhĂ©lice marche nĂ©cessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se dĂ©place verticalement. Est-il horizontal? elle se dĂ©place horizontalement.
Tout lâappareil volant de lâingĂ©nieur Robur Ă©tait dans ces deux fonctionnements.
En voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essentielles : la plate-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machinerie.
Plate-forme. â Câest un bĂąti, long de trente mĂštres, large de quatre, vĂ©ritable pont de navire avec proue en forme dâĂ©peron. Au-dessous, sâarrondit une coque, solidement membrĂ©e, qui renferme les appareils destinĂ©s Ă produire la puissance mĂ©canique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin gĂ©nĂ©ral pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses Ă eau du bord. Autour du bĂąti, quelques lĂ©gers montants, reliĂ©s par un treillis de fil de fer, supportent une rambarde qui sert de main-courante. A sa surface sâĂ©lĂšvent trois roufles, dont les compartiments sont affectĂ©s, les uns au logement du personnel, les autres Ă la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension; dans celui de lâavant la machine du propulseur de lâavant; dans celui de lâarriĂšre, la machine du propulseur de lâarriĂšre, â ces trois machines ayant chacune leur mise en train spĂ©ciale. Du cĂŽtĂ© de la proue, dans le premier roufle, se trouvent lâoffice, la cuisine et le poste de lâĂ©quipage. Du cĂŽtĂ© de la poupe, dans le dernier roufle, sont disposĂ©es plusieurs cabines, entre autres, celle de lâingĂ©nieur, une salle Ă manger, puis, au-dessus, une cage vitrĂ©e dans laquelle se tient le timonier qui dirige lâappareil au moyen dâun puissant gouvernail. Tous ces roufles sont Ă©clairĂ©s par des hublots, fermĂ©s de verres trempĂ©s qui ont dix fois la rĂ©sistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque est Ă©tabli un systĂšme de ressorts flexibles, destinĂ©s Ă adoucir les heurts, bien que lâatterrissage puisse se faire avec une douceur extrĂȘme, tant lâingĂ©nieur est maĂźtre des mouvements de lâappareil.
Engins de suspension et de propulsion. â Au-dessus de la plate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont quinze en abord, de chaque cĂŽtĂ©, et sept plus Ă©levĂ©s au milieu. On dirait un navire Ă trente-sept mĂąts. Seulement ces mĂąts, au lieu de voiles, portent chacun deux hĂ©lices horizontales, dâun pas et dâun diamĂštre assez courts, mais auxquelles on peut imprimer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement indĂ©pendant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse â disposition nĂ©cessaire pour que lâappareil ne soit pas pris dâun mouvement de giration. De la sorte, les hĂ©lices, tout en continuant Ă sâelever sur la colonne dâair verticale, se font Ă©quilibre contre la rĂ©sistance horizontale. ConsĂ©quemment, lâappareil est muni de soixante-quatorze hĂ©lices suspensives, dont les trois branches sont maintenues extĂ©rieurement par un cercle mĂ©tallique, qui, faisant fonction de volant, Ă©conomise la force motrice. A lâavant et Ă lâarriĂšre, montĂ©es sur axes horizontaux, deux hĂ©lices propulsives, Ă quatre branches, dâun pas inverse trĂšs allongĂ© tournent en sens diffĂ©rent et communiquent le mouvement de propulsion. Ces hĂ©lices, dâun diamĂštre plus grand que celui des hĂ©lices de suspension, peuvent Ă©galement tourner avec une excessive vitesse.
En somme, cet appareil tient Ă la fois des systĂšmes qui ont Ă©tĂ© prĂ©conisĂ©s par MM. Cossus, de la Landelle et de Ponton dâAmĂ©court, systĂšmes perfectionnĂ©s par lâingĂ©nieur Robur. Mais câest surtout dans le choix et lâapplication de la force motrice quâil a le droit dâĂȘtre considĂ©rĂ© comme inventeur.
Machinerie. â Ce nâest ni Ă la vapeur dâeau ou autres liquides, ni Ă lâair comprimĂ© ou autres gaz Ă©lastiques, ni aux mĂ©langes explosifs susceptibles de produire une action mĂ©canique, que Robur a demandĂ© la puissance nĂ©cessaire Ă soutenir et Ă mouvoir son appareil. Câest Ă lâĂ©lectricitĂ©, Ă cet agent qui sera, un jour, lâĂąme du monde industriel. Dâailleurs, nulle machine Ă©lectromotrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les Ă©lĂ©ments qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activitĂ©? câest le secret de Robur. De mĂȘme pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et nĂ©gatives? on ne sait. LâingĂ©nieur sâĂ©tait bien gardĂ© â et pour cause â de prendre un brevet dâinvention. En somme, rĂ©sultat non contestable : des piles dâun rendement extraordinaire, des acides dâune rĂ©sistance presque absolue Ă lâĂ©vaporation ou Ă la congĂ©lation, des accumulateurs qui laissent trĂšs loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampĂšres se chiffrent en nombres inconnus jusquâalors. De lĂ , une puissance en chevaux Ă©lectriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hĂ©lices qui communiquent Ă lâappareil une force de suspension et de propulsion supĂ©rieure Ă tous ses besoins, en nâimporte quelle circonstance.
Mais, il faut le rĂ©pĂ©ter, cela appartient en propre Ă lâingĂ©nieur Robur. LĂ -dessus il a gardĂ© un secret absolu. Si le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute ne parviennent pas Ă le dĂ©couvrir, trĂšs probablement ce secret sera perdu pour lâhumanitĂ©.
Il va sans dire que cet appareil possĂšde une stabilitĂ© suffisante par suite de la position du centre de gravitĂ©. Nul danger quâil prenne des angles inquiĂ©tants avec lâhorizontale, nul renversement Ă craindre.
Reste Ă savoir quelle matiĂšre lâingĂ©nieur Robur avait employĂ©e pour la construction de son aĂ©ronef, â nom qui peut trĂšs exactement sâappliquer Ă lâAlbatros. QuâĂ©tait cette matiĂšre si dure que le bowie-knife de Phil Evans nâavait pu lâentamer et dont Uncle Prudent nâavait pu sâexpliquer la nature? Tout bonnement du papier.
Depuis bien des annĂ©es, dĂ©jĂ , cette fabrication avait pris un dĂ©veloppement considĂ©rable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont imprĂ©gnĂ©es de dextrine et dâamidon, puis serrĂ©es Ă la presse hydraulique, forme une matiĂšre dure comme lâacier. On en fait des poulies, des rails, des roues de wagon, plus solides que les roues de mĂ©tal et en mĂȘme temps plus lĂ©gĂšres. Or, câĂ©tait cette soliditĂ©, cette lĂ©gĂšretĂ©, que Robur avait voulu utiliser pour la construction de sa locomotive aĂ©rienne. Tout, coque, bĂąti, roufles, cabines, Ă©tait en papier de paille, devenu mĂ©tal sous la pression, et mĂȘme, ce qui nâĂ©tait point Ă dĂ©daigner pour un appareil courant Ă de grandes hauteurs, â incombustible. quant aux divers organes des engins de suspension et de propulsion, axes ou palettes des hĂ©lices, la fibre gĂ©latinĂ©e en avait fourni la substance rĂ©sistante et flexible Ă la fois. Cette matiĂšre, pouvant sâapproprier Ă toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, â sans parler de ses propriĂ©tĂ©s isolantes, â avait Ă©tĂ© dâun emploi trĂšs prĂ©cieux dans la machinerie Ă©lectrique de lâAlbatros.
LâingĂ©nieur Robur, son contremaĂźtre Tom Turner, un mĂ©canicien et ses deux aides, deux timoniers et un maĂźtre coq â en tout huit hommes â tel Ă©tait le personnel de lâaĂ©ronef qui suffisait amplement aux manĆuvres exigĂ©es par la locomotion aĂ©rienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de pĂȘche, des fanaux Ă©lectriques, des instruments dâobservation, boussoles et sextants pour relever la route, thermomĂštre pour lâĂ©tude de la tempĂ©rature, divers baromĂštres, les uns pour Ă©valuer la cote des hauteurs atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmosphĂ©rique, un storm-glass pour la prĂ©vision des tempĂȘtes, une petite bibliothĂšque, une petite imprimerie portative, une piĂšce dâartillerie montĂ©e sur pivot au centre de la plate-forme, se chargeant par la culasse et lançant un projectile de six centimĂštres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffĂ©e par les courants des accumulateurs, un stock de conserves, viandes et lĂ©gumes, rangĂ©es dans une cambuse ad hoc avec quelques fĂ»ts de brandy, de whisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans ĂȘtre obligĂ© dâatterrir, â tels Ă©taient le matĂ©riel et les provisions de lâaĂ©ronef, sans compter la fameuse trompette.
En outre, il y avait Ă bord une lĂ©gĂšre embarcation en caoutchouc, insubmersible, qui pouvait porter huit hommes Ă la surface dâun fleuve, dâun lac ou dâune mer calme.
Mais Robur avait-il au moins installĂ© des parachutes en cas dâaccident? Non Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des hĂ©lices Ă©taient indĂ©pendants. LâarrĂȘt des uns nâenrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitiĂ© du jeu suffisait Ă maintenir lâAlbatros dans son Ă©lĂ©ment naturel.
« Et, avec lui, ainsi que Robur-le-ConquĂ©rant eut bientĂŽt lâoccasion de le dire Ă ses nouveaux hĂŽtes -hĂŽtes malgrĂ© eux â avec lui, je suis maĂźtre de cette septiĂšme partie du monde, plus grande que lâAustralie, lâOcĂ©anie, lâAsie, lâAmĂ©rique et lâEurope, cette Icarie aĂ©rienne que des milliers dâIcariens peupleront un jour! »
Le prĂ©sident du Weldon-Institute Ă©tait stupĂ©fait, son compagnon abasourdi. Mais ni lâun ni lâautre ne voulurent rien laisser paraĂźtre de cet ahurissement si naturel.
Le valet Frycollin, lui, ne dissimulait pas son Ă©pouvante Ă se sentir emportĂ© dans lâespace Ă bord dâune pareille machine, et il ne cherchait point Ă sâen cacher.
Pendant ce temps, les hĂ©lices suspensives tournaient rapidement au-dessus de leurs tĂȘtes. Si considĂ©rable que fĂ»t alors cette vitesse de rotation, elle eĂ»t pu ĂȘtre triplĂ©e pour le cas oĂč lâAlbatros aurait voulu atteindre de plus hautes zones.
Quant aux deux propulseurs, lancĂ©s Ă une allure assez modĂ©rĂ©e, ils nâimprimaient Ă lâappareil quâun dĂ©placement de vingt kilomĂštres Ă lâheure.
En se penchant en dehors de la plate-forme, les passagers de lâAlbatros purent apercevoir un long et sinueux ruban liquide qui serpentait, comme un simple ruisseau, Ă travers un pays accidentĂ©, au milieu de lâĂ©tincellement de quelques lagons obliquement frappĂ©s des rayons du soleil. Ce ruisseau, câĂ©tait un fleuve, et lâun des plus importants de ce territoire. Sur la rive gauche se dessinait une chaĂźne montagneuse dont la prolongation allait Ă perte de vue.
« Et nous direz-vous oĂč nous sommes? demanda Uncle Prudent dâune voix que la colĂšre faisait trembler.
â Je nâai point Ă vous lâapprendre, rĂ©pondit Robur.
â Et nous direz-vous oĂč nous allons? ajouta Phil Evans.
â A travers lâespace.
â Et cela va durer?...
â Le temps quâil faudra.
â Sâagit-il donc de faire le tour du monde? demanda ironiquement Phil Evans.
â Plus que cela, rĂ©pondit Robur.
â Et si ce voyage ne nous convient pas?... rĂ©pliqua Uncle Prudent.
Il faudra quâil vous convienne!
VoilĂ un avant-goĂ»t de la nature des relations qui aillaient sâĂ©tablir entre le maĂźtre de lâAlbatros et ses hĂŽtes, pour ne pas dire ses prisonniers. Mais, manifestement, il voulut tout dâabord leur donner le â temps de se remettre, dâadmirer le merveilleux appareil qui les emportait dans les airs, et, sans doute, dâen complimenter lâinventeur. Aussi affecta-t-il de se promener dâun bout Ă lâautre de la plate-forme. Libre Ă eux dâexaminer le dispositif des machines et lâamĂ©nagement de lâaĂ©ronef, ou dâaccorder toute attention au paysage dont le relief se dĂ©ployait au-dessous dâeux.
« Uncle Prudent, dit alors Phil Evans, si je ne me trompe, nous devons planer sur la partie centrale du territoire canadien. Ce fleuve qui coule dans le nord-ouest, câest le Saint-Laurent. Cette ville que nous laissons en arriĂšre, câest QuĂ©bec. »
CâĂ©tait, en effet, la vieille citĂ© de Champlain, dont les toits de fer-blanc Ă©clataient au soleil comme des rĂ©flecteurs. LâAlbatros sâĂ©tait donc Ă©levĂ© jusquâau quarante-sixiĂšme degrĂ© de latitude nord â ce qui expliquait lâavance prĂ©maturĂ©e du jour et la prolongation anormale de lâaube.
Oui, reprit Phil Evans, voilĂ bien la ville en amphithĂ©Ăątre., la colline qui porte sa citadelle, ce Gibraltar de lâAmĂ©rique du Nord! Voici les cathĂ©drales an glaise et française! Voici la douane avec son dĂŽme surmontĂ© du pavillon britannique!
Phil Evans nâavait pas achevĂ© que dĂ©jĂ la capitale du Canada commençait Ă se rĂ©duire dans le lointain. LâaĂ©ronef entrait dans une zone de petits nuages, qui dĂ©robĂšrent peu Ă peu la vue du sol.
Robur, voyant alors que le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute reportaient leur attention sur lâamĂ©nagement extĂ©rieur de lâAlbatros sâapprocha et dit:
« Eh bien, messieurs, croyez-vous Ă la possibilitĂ© de la locomotion aĂ©rienne au moyen des appareils plus lourds que lâair? »
Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de ne pas se rendre Ă lâĂ©vidence. Cependant Uncle Prudent et Phil Evans ne rĂ©pondirent pas.
« Vous vous taisez? reprit lâingĂ©nieur. Sans doute, câest la faim qui vous empĂȘche de parler!... Mais, si je me suis chargĂ© de vous transporter dans lâair, croyez que je ne vous nourrirai pas de ce fluide peu nutritif. Votre premier dĂ©jeuner vous attend. »
Comme Uncle Prudent et Phil Evans sentaient la faim les aiguillonner vivement, ce nâĂ©tait pas le cas de faire des cĂ©rĂ©monies. Un repas nâengage Ă rien, et lorsque Robur les aurait remis Ă terre, ils comptaient bien reprendre vis-Ă -vis de lui leur entiĂšre libertĂ© dâaction.
Tous deux furent alors conduits vers le roufle de lâarriĂšre, dans un petit « dining-room ». LĂ se trouvait une table proprement servie, Ă laquelle ils devaient manger Ă part pendant le voyage. Pour plats, diffĂ©rentes conserves, et, entre autres, une sorte de pain, composĂ© en parties Ă©gales de farine et de viande rĂ©duite en poudre, relevĂ©e dâun peu de lard, lequel, bouilli dans lâeau, donne un potage excellent; puis, des tranches de jambon frit, et du thĂ© pour boisson.
De son cĂŽtĂ©, Frycollin nâavait pas Ă©tĂ© oubliĂ©. A lâavant, il avait trouvĂ© une forte soupe de ce pain. En vĂ©ritĂ©, il fallait quâil eĂ»t belle faim pour manger, car ses mĂąchoires tremblaient de peur et auraient pu lui refuser tout service.
« Si ça cassait! Si ça cassait! » répétait le malheureux NÚgre.
De lĂ , des transes continuelles. quâon y songe! Une chute de quinze cents mĂštres qui lâaurait rĂ©duit Ă lâĂ©tat de pĂątĂ©e!
Une heure aprĂšs, Uncle Prudent et Phil Evans reparurent sur la plate-forme. Robur nây Ă©tait plus. A lâarriĂšre, lâhomme de barre, dans sa cage vitrĂ©e, lâĆil fixĂ© sur la boussole, suivait imperturbablement, sans une hĂ©sitation, la route donnĂ©e par lâingĂ©nieur.
Quant au reste du personnel, le dĂ©jeuner le retenait probablement dans son poste. Seul, un aide-mĂ©canicien, prĂ©posĂ© Ă la surveillance des machines, se promenait dâun roufle Ă lâautre.
Cependant, si la vitesse de lâappareil Ă©tait grande, les deux collĂšgues nâen pouvaient juger quâimparfaitement, bien que lâAlbatros fĂ»t alors sorti de la zone des nuages et que le sol se montrĂąt Ă quinze cents mĂštres au-dessous.
Câest Ă nây pas croire! dit Phil Evans.
â Nây croyons pas! » rĂ©pondit Uncle Prudent.
Ils allĂšrent alors se placer Ă lâavant et portĂšrent leurs regards vers lâhorizon de lâouest.
Ah! une autre ville! dit Phil Evans.
â Pouvez-vous la reconnaĂźtre?
â Oui! Il me semble bien que câest MontrĂ©al.
â MontrĂ©al ?... Mais nous nâavons quittĂ© QuĂ©bec que depuis deux heures tout au plus!
â Cela prouve que cette machine se dĂ©place avec une rapiditĂ© dâau moins vingt-cinq lieues Ă lâheure.
En effet, câĂ©tait la vitesse de lâaĂ©ronef, et, si les passagers ne se sentaient pas incommodĂ©s, câest quâils marchaient alors dans le sens du vent. Par un temps calme, cette vitesse les eĂ»t considĂ©rablement gĂȘnĂ©s, puisque câest Ă peu prĂšs celle dâun express. Par vent contraire, il aurait Ă©tĂ© impossible de la supporter.
Phil Evans ne se trompait pas. Au-dessous de lâAlbatros apparaissait MontrĂ©al, trĂšs reconnaissable au Victoria-Bridge, pont tubulaire jetĂ© sur le Saint-Laurent comme le viaduc du railway sur la lagune de Venise. Puis, on distinguait ses larges rues, ses immenses magasins, les palais de ses banques, sa cathĂ©drale, basilique rĂ©cemment construite sur le modĂšle de Saint-Pierre de Rome, enfin le Mont-Royal, qui domine lâensemble de la ville et dont on a fait un parc magnifique.
PK pJÈT|ű ű OEBPS/5126-h@5126-h-2.htm.htmlIl Ă©tait heureux que Phil Evans eĂ»t dĂ©jĂ visitĂ© les principales villes du Canada. Il put ainsi en reconnaĂźtre quelques-unes sans questionner Robur. AprĂšs MontrĂ©al, vers une heure et demie du soir, ils passĂšrent sur Ottawa dont les chutes, vues de haut, ressemblaient Ă une vaste chaudiĂšre en Ă©bullition qui dĂ©bordait en bouillonnements de lâeffet le plus grandiose.
« Voilà le palais du Parlement », dit Phil Evans.
Et il montrait une sorte de joujou de Nuremberg, plantĂ© sur une colline. Ce joujou, avec son architecture polychrome, ressemblait au Parliament-House de Londres, comme la cathĂ©drale de MontrĂ©al ressemblait Ă Saint-Pierre de Rome. Mais peu importait, il nâĂ©tait pas contestable que ce fĂ»t Ottawa.
BientĂŽt cette citĂ© ne tarda pas Ă se rapetisser Ă lâhorizon et ne forma plus quâune tache lumineuse sur le sol.
Il Ă©tait deux heures Ă peu prĂšs, lorsque Robur reparut. Son contremaĂźtre, Tom Turner, lâaccompagnait. Il ne lui dit que trois mots. Celui-ci les transmit aux deux aides, postĂ©s dans les ronfles de lâavant et de lâarriĂšre. Sur un signe, le timonier modifia la direction de lâAlbatros, de maniĂšre Ă porter de deux degrĂ©s au sud-ouest. En mĂȘme temps, Uncle Prudent et Phil Evans purent constater quâune vitesse plus grande venait dâĂȘtre imprimĂ©e aux propulseurs de lâaĂ©ronef.
En rĂ©alitĂ©, cette vitesse aurait pu ĂȘtre doublĂ©e encore et dĂ©passer tout ce quâon a obtenu jusquâici des plus rapides engins de locomotion terrestre.
Quâon en juge! Les torpilleurs peuvent faire vingt-deux nĆuds ou quarante kilomĂštres Ă lâheure; les trains sur les railways anglais et français, cent; les bateaux Ă patins sur les riviĂšres glacĂ©es des Etats-Unis, cent quinze; une machine, construite dans les ateliers de Patterson, Ă roue dâengrenage, en a fait cent trente sur la ligne du lac EriĂ©, et une autre locomotive, entre Trenton et Jersey, cent trente-sept.
Or, lâAlbatros, avec le maximum de puissance de ses propulseurs, pouvait se lancer Ă raison de deux cents kilomĂštres Ă lâheure, soit prĂšs de cinquante mĂštres par seconde.
Eh bien, cette vitesse est celle de lâouragan qui dĂ©racine les arbres, celle dâun certain coup de vent qui, pendant lâorage du 21 septembre 1881, Ă Cahors, se dĂ©plaça Ă raison de cent quatre-vingt-quatorze kilomĂštres. Câest la vitesse moyenne du pigeon voyageur, laquelle nâest dĂ©passĂ©e que par le vol de lâhirondelle ordinaire (67 mĂštres Ă la seconde), et par celui du martinet (89 mĂštres).
En un mot, ainsi que lâavait dĂźt Robur, lâAlbatros, en dĂ©veloppant toute la force de ses hĂ©lices, eĂ»t pu faire le tour du monde en deux cents heures, câest-Ă -dire en moins de huit jours!
Que le globe possĂ©dĂąt Ă cette Ă©poque quatre cent cinquante mille kilomĂštres de voies ferrĂ©es - soit onze fois le tour de la terre Ă lâEquateur - peu lui importait, Ă cette machine volante. Nâavait-elle pas pour point dâappui tout lâair de lâespace?
Est-il besoin de lâajouter, maintenant? Ce phĂ©nomĂšne dont lâapparition avait tant intriguĂ© le public des deux mondes, câĂ©tait lâaĂ©ronef de lâingĂ©nieur. Cette trompette qui jetait ses Ă©clatantes fanfares au milieu des airs, câĂ©tait celle du contremaĂźtre Tom Turner. Ce pavillon, plantĂ© sur les principaux monuments de lâEurope, de lâAsie et de lâAmĂ©rique, câĂ©tait le pavillon de Robur-le-ConquĂ©rant et de son Albatros
Et si, jusquâalors, lâingĂ©nieur avait pris quelques prĂ©cautions pour quâon ne le reconnĂ»t pas, si, de prĂ©fĂ©rence, il voyageait la nuit en sâĂ©clairant parfois de ses fanaux Ă©lectriques, si, pendant le jour, il disparaissait au-dessus de la couche des nuages, il semblait maintenant ne plus vouloir cacher le secret de sa conquĂȘte. Et, sâil Ă©tait venu Ă Philadelphie, sâil sâĂ©tait prĂ©sentĂ© dans la salle des sĂ©ances du Weldon-Institute, nâĂ©tait-ce pas pour faire part de sa prodigieuse dĂ©couverte, pour convaincre ipso facto les plus incrĂ©dules?
On sait comment il avait Ă©tĂ© reçu, et lâon verra quelles reprĂ©sailles il prĂ©tendait exercer sur le prĂ©sident et le secrĂ©taire dudit club.
Cependant Robur sâĂ©tait approchĂ© des deux collĂšgues. Ceux-ci affectaient absolument de ne marquer aucune surprise de ce quâils voyaient, de ce quâils expĂ©rimentaient malgrĂ© eux. Evidemment, sous le crĂąne de ces deux tĂȘtes anglo-saxonnes sâincrustait un entĂȘtement qui serait dur Ă dĂ©raciner.
De son cĂŽtĂ©, Robur ne voulut pas mĂȘme avoir lâair de sâen apercevoir, et, comme sâil eĂ»t continuĂ© une conversation, qui pourtant Ă©tait interrompue depuis plus de deux heures :
« Messieurs, dit-il, vous vous demandez, sans doute, si cet appareil, merveilleusement appropriĂ© pour la locomotion aĂ©rienne, est susceptible de recevoir une plus grande vitesse? Il ne serait pas digne de conquĂ©rir lâespace sâil Ă©tait incapable de le dĂ©vorer. Jâai voulu que lâair fĂ»t pour moi un point dâappui solide, et il lâest. Jâai compris que, pour lutter contre le vent, il nây avait tout simplement quâĂ ĂȘtre plus fort que lui, et je suis plus fort. Nul besoin de voiles pour mâentraĂźner, ni de rames ni de roues pour me pousser, ni de rails pour me faire un chemin plus rapide. De lâair, et câest tout. De lâair qui mâentoure ainsi que lâeau entoure le bateau sous-marin, et dans lequel mes propulseurs se vissent comme les hĂ©lices dâun steamer. VoilĂ comment jâai rĂ©solu le problĂšme de lâaviation. VoilĂ ce que ne fera jamais le ballon ni tout autre appareil plus lĂ©ger que lâair.
Mutisme absolu des deux collĂšgues - ce qui ne dĂ©concerta pas un instant lâingĂ©nieur. Il se contenta de sourire Ă demi et reprit sous forme interrogative
Peut-ĂȘtre vous demandez-vous encore si, Ă ce pouvoir quâil a de se dĂ©placer horizontalement, lâAlbatros joint une Ă©gale puissance de dĂ©placement vertical, en un mot, si, mĂȘme quand il sâagit de visiter les hautes zones de lâatmosphĂšre, il peut lutter avec un aĂ©rostat? eh bien, je ne vous engage pas Ă faire entrer le Go a head en lutte avec lui.
Les deux collĂšgues avaient tout bonnement haussĂ© les Ă©paules. Câest lĂ , peut-ĂȘtre, quâils attendaient lâingĂ©nieur.
Robur fit un signe. Les hĂ©lices propulsives sâarrĂȘtĂšrent aussitĂŽt. Puis, aprĂšs avoir couru sur son erre pendant un mille encore, lâAlbatros demeura immobile.
Sur un second geste de Robur, les hĂ©lices suspensives se murent alors avec une rapiditĂ© telle quâon aurait pu la comparer Ă celle des sirĂšnes dans les expĂ©riences dâacoustique. Leur frrr monta de prĂšs dâune octave dans lâĂ©chelle des sons, en diminuant dâintensitĂ© toutefois Ă cause de la rarĂ©faction de lâair, et lâappareil sâenleva verticalement comme une alouette qui jette son cri aigu Ă travers lâespace.
Mon maßtre? Mon maßtre!... répétait Frycollin. Pourvu que ça ne casse pas!
Un sourire de dĂ©dain fut toute la rĂ©ponse de Robur. En quelques minutes, lâAlbatros eut atteint deux mille - sept cents mĂštres, ce qui Ă©tendait le rayon de vue Ă soixante-dix milles, - puis quatre mille mĂštres, ce quâindiqua le baromĂštre en tombant Ă 480 millimĂštres. Alors, expĂ©rience faite, lâAlbatros redescendit La diminution de la pression des hautes couches amĂšne de lâoxygĂšne dans lâair et, par suite, dans le sang. Câest la cause des graves accidents qui sont arrivĂ©s Ă certains aĂ©ronautes. Robur jugeait inutile de sây exposer.
LâAlbatros revint donc Ă la hauteur quâil semblait tenir de prĂ©fĂ©rence, et ses propulseurs, remis en marche, lâentraĂźnĂšrent avec une rapiditĂ© plus grande vers le sud-ouest
« Maintenant, messieurs, si câest cela que vous vous demandiez, dit lâingĂ©nieur, vous pourrez vous rĂ©pondre.
Puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il resta absorbé dans sa contemplation.
Lorsquâil releva la tĂȘte, le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute Ă©taient devant lui.
Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, qui essayait en vain de se maßtriser, nous ne nous sommes rien demandé de ce que vous paraissez croire. Mais nous vous ferons une question à laquelle nous comptons que vous voudrez bien répondre.
â Parlez.
â De quel droit nous avez-vous attaquĂ©s Ă Philadelphie, dans le parc de Fairmont? De quel droit nous avez-vous enfermĂ©s dans cette cellule? De quel droit nous emportez-vous, contre notre grĂ©, Ă bord de cette machine volante?
â Et de quel droit, messieurs les ballonistes, repartit Robur, de quel droit mâavez-vous insultĂ©, huĂ©, menacĂ©, dans votre club, au point que je mâĂ©tonne dâen ĂȘtre sorti vivant?
â Interroger nâest pas rĂ©pondre, reprit Phil Evans, et je vous rĂ©pĂšte : de quel droit?..
â Vous voulez le savoir?.
â Sâil vous plaĂźt.
â Eh bien, du droit du plus fort!
â Câest cynique!
â Mais cela est!
â Et pendant combien de temps, citoyen ingĂ©nieur, demanda Uncle Prudent, qui Ă©clata Ă la fin, pendant combien de temps avez-vous la prĂ©tention dâexercer ce droit?
â Comment, messieurs, rĂ©pondit ironiquement Robur, comment pouvez-vous me faire une question pareille, quand vous nâavez quâĂ baisser vos regards pour jouir dâun spectacle sans pareil au monde!
LâAlbatros se mirait alors dans lâimmense glace du lac Ontario. Il venait de traverser le pays si poĂ©tiquement chantĂ© par Cooper. Puis, il suivit la cĂŽte mĂ©ridionale de ce vaste bassin et se dirigea vers la cĂ©lĂšbre riviĂšre qui lui verse les eaux du lac EriĂ©, en les brisant sur ses cataractes.
Pendant un instant, un bruit majestueux, un grondement de tempĂȘte monta jusquâĂ lui. Et, comme si quelque brume humide eĂ»t Ă©tĂ© projetĂ©e dans les airs, lâatmosphĂšre se rafraĂźchit trĂšs sensiblement.
Au-dessous, en fer Ă cheval, se prĂ©cipitaient des masses liquides. On eĂ»t dit une Ă©norme coulĂ©e de cristal, au milieu des mille arcs-en-ciel que produisait la rĂ©fraction, en dĂ©composant les rayons solaires. CâĂ©tait dâun aspect sublime.
Devant ces chutes, une passerelle, tendue comme un fil, reliait une rive Ă lâautre. Un peu au-dessous, Ă trois milles, Ă©tait jetĂ© un pont suspendu, sur lequel rampait alors un train qui allait de la rive canadienne Ă la rive amĂ©ricaine.
« Les cataractes du Niagara! » sâĂ©cria Phil Evans.
Et ce cri lui Ă©chappa, tandis que Uncle Prudent faisait tous ses efforts pour ne rien admirer de ces merveilles.
Une minute aprĂšs, lâAlbatros avait franchi la riviĂšre qui sĂ©pare les Etats-Unis de la colonie canadienne, et il se lançait au-dessus des vastes territoires du Nord-AmĂ©rique.
CâĂ©tait dans une des cabines du roufle de lâarriĂšre que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouvĂ© deux excellentes couchettes, du linge et des habits de rechange en suffisante quantitĂ©, des manteaux et des couvertures de voyage. Un transatlantique ne leur eĂ»t point offert plus de confort. Sâils ne dormirent pas tout dâun somme, câest quâils le voulurent bien, ou du moins que de trĂšs rĂ©elles inquiĂ©tudes les en empĂȘchĂšrent. En quelle aventure Ă©taient-ils embarquĂ©s? A quelle sĂ©rie dâexpĂ©riences avaient-ils Ă©tĂ© invites inviti, si lâon permet ce rapprochement de mots français et latin? Comment lâaffaire se terminerait-elle, et, au fond, que voulait lâingĂ©nieur Robur? Il y avait lĂ de quoi donner Ă rĂ©flĂ©chir.
Quant au valet Frycollin, il Ă©tait logĂ©, Ă lâavant, dans une cabine contiguĂ« Ă celle du maĂźtre coq de lâAlbatros. Ce voisinage ne pouvait lui dĂ©plaire. Il aimait Ă frayer avec les grands de ce inonde. Mais, sâil finit par sâendormir, ce fut pour rĂȘver de chutes successives, de projections Ă travers le vide, qui firent de son sommeil un abominable cauchemar.
Et, cependant, rien ne fut plus calme que cette pĂ©rĂ©grination au milieu dâune atmosphĂšre dont les courants sâĂ©taient apaisĂ©s avec le soir. En dehors du bruissement des ailes dâhĂ©lices, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les rails-roads, ou des hurlements dâanimaux domestiques. Singulier instinct! ces ĂȘtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus dâeux et jetaient des cris dâĂ©pouvante Ă son passage.
Le lendemain, 14 juin, Ă cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de lâaĂ©ronef. Rien de changĂ© depuis la veille lâhomme de garde Ă lâavant, le timonier Ă lâarriĂšre.
Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc Ă redouter avec un appareil de mĂȘme sorte? Non, Ă©videmment. Robur nâavait pas encore trouvĂ© dâimitateurs quant Ă rencontrer quelque aĂ©rostat planant dans les airs, cette chance Ă©tait tellement minime quâil Ă©tait permis de nâen point tenir compte. En tout cas, câeĂ»t Ă©tĂ© tant pis pour lâaĂ©rostat - le pot de fer et le pot de terre. LâAlbatros nâaurait rien eu Ă craindre dâune semblable collision.
Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il nâĂ©tait pas impossible que lâaĂ©ronef se mĂźt Ă la cĂŽte comme un navire, si quelque montagne, quâil nâeĂ»t pu tourner ou dĂ©passer, eĂ»t barrĂ© sa route. CâĂ©taient lĂ les Ă©cueils de lâair, et il devait les Ă©viter comme un bĂątiment Ă©vite des Ă©cueils de la mer.
LâingĂ©nieur, il est vrai, avait donnĂ© la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de lâaltitude nĂ©cessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme lâaĂ©ronef ne devait pas tarder Ă planer sur un pays de montagnes, il nâĂ©tait que prudent de veiller, pour le cas oĂč il aurait quelque peu dĂ©viĂ© de sa route.
En observant la contrĂ©e placĂ©e au-dessous dâeux, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent un vaste lac dont lâAlbatros allait atteindre la pointe infĂ©rieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, lâEriĂ© avait Ă©tĂ© dĂ©passĂ© sur toute sa longueur. Donc, puisquâil marchait plus directement Ă lâouest, lâaĂ©ronef devait alors remonter lâextrĂ©mitĂ© du lac Michigan.
« Pas de doute possible! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits Ă lâhorizon, câest Chicago! »
Il ne se trompait pas. CâĂ©tait bien la citĂ© vers laquelle rayonnent dix-sept railways, la reine de lâOuest, le vaste rĂ©servoir dans lequel affluent les produits de lâIndiana, de lâOhio, du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment la partie occidentale de lâUnion.
Uncle Prudent, armĂ© dâune excellente lorgnette marine quâil avait trouvĂ©e dans son roufle, reconnut aisĂ©ment les principaux Ă©difices de la ville. Son collĂšgue put lui indiquer les Ă©glises, les Ă©difices publics, les nombreux « élĂ©vators » ou greniers mĂ©caniques, lâimmense hĂŽtel Sherman, semblable Ă un gros dĂ© Ă jouer, dont les fenĂȘtres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces.
Puisque câest Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportĂ©s un peu plus Ă lâouest quâil ne conviendrait pour revenir Ă notre point de dĂ©part.
En effet, lâAlbatros sâĂ©loignait en droite ligne de la capitale de la Pennsylvanie.
Mais, si Uncle Prudent eĂ»t voulu mettre Robur en demeure de les ramener vers lâest, il ne lâaurait pneu ce moment. Ce matin-lĂ , lâingĂ©nieur ne semblait pas pressĂ© de quitter sa cabine, soit quâil y fĂ»t occupĂ© de quelques travaux, soit quâil y dormit encore. Les deux collĂšgues durent donc dĂ©jeuner sans lâavoir aperçu.
La vitesse ne sâĂ©tait pas modifiĂ©e depuis la veille. Etant donnĂ© la direction du vent qui soufflait de lâest, cette vitesse nâĂ©tait pas gĂȘnante, et, comme le thermomĂštre ne baisse que dâun degrĂ© par cent soixante-dix mĂštres dâĂ©lĂ©vation, la tempĂ©rature Ă©tait trĂšs supportable. Aussi, tout en rĂ©flĂ©chissant, en causant, en attendant lâingĂ©nieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce quâon pourrait appeler la ramure des hĂ©lices, entraĂźnĂ©es alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane.
LâEtat dâIllinois fut ainsi franchi sur sa frontiĂšre septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du PĂšre des Eaux, le Mississippi, dont les steam-boats Ă deux Ă©tages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, lâAlbatros se lança sur lâIowa, aprĂšs avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin.
Quelques chaĂźnes de collines, des « bluffs », serpentaient Ă travers ce territoire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur mĂ©diocre altitude nâexigea aucun relĂšvement de lâaĂ©ronef. Dâailleurs, ces bluffs ne devaient pais tarder Ă sâabaisser pour faire place aux larges plaines de lâIowa, Ă©tendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, - prairies immenses qui se dĂ©veloppent jusquâau pied des montagnes Rocheuses. ĂĂ et lĂ , nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, dâautant plus rares que lâAlbatros sâavançait plus rapidement au-dessus du Far-West.
Rien de particulier ne se produisit pendant cette journĂ©e. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livrĂ©s Ă eux-mĂȘmes. Câest Ă peine sâils aperçurent Frycollin, Ă©tendu Ă lâavant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il nâĂ©tait pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de repĂšres, ce vertige nâaurait pu se manifester ainsi quâil arrive au sommet dâun Ă©difice Ă©levĂ©. LâabĂźme nâattire pas quand on le domine de la nacelle dâun ballon ou de la plate-forme dâun aĂ©ronef, ou, plutĂŽt, ce nâest pas un abĂźme qui se creuse au-dessous de lâaĂ©ronaute, câest lâhorizon qui monte et lâentoure de toutes parts.
A deux heures, lâAlbatros passait au-dessus dâOmaha, sur la frontiĂšre du Nebraska, - Omaha-City, vĂ©ritable tĂȘte de ligne de ce chemin de fer du Pacifique, longue traĂźnĂ©e de rails de quinze cents lieues, tracĂ©e entre New York et San Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunĂątres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posĂ©e au centre de ce riche bassin, comme une boucle Ă la ceinture de fer qui serre lâAmĂ©rique du Nord Ă sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de lâaĂ©ronef observaient tous ces dĂ©tails, les habitants dâOmaha devaient apercevoir lâĂ©trange appareil. Mais leur Ă©tonnement Ă le voir planer dans les airs ne pouvait ĂȘtre plus grand que celui du prĂ©sident et du secrĂ©taire du Weldon-Institute de se trouver Ă son bord.
En tout cas, câĂ©tait lĂ un fait que les journaux de lâUnion allaient commenter. Ce serait lâexplication de lâĂ©tonnant phĂ©nomĂšne dont le monde entier Sâoccupait et se prĂ©occupait depuis quelque temps.
Une heure aprĂšs, lâAlbatros avait dĂ©passĂ© Omaha. Il fut alors constant quâil se relevait vers lâest, en sâĂ©cartant de la Platte-River dont la vallĂ©e est suivie par le Pacifiquerailway Ă travers la Prairie. Cela nâĂ©tait pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans.
« Câest donc sĂ©rieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes? dit lâun.
â Et malgrĂ© nous? rĂ©pondit lâautre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme Ă le laisser faire!...
â Ni moi! rĂ©pliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tĂąchez de vous modĂ©rer...
â Me modĂ©rer!...
â Et gardez votre colĂšre pour le moment oĂč il sera opportun quâelle Ă©clate. »
Vers cinq heures, aprĂšs avoir franchi les montagnes Noires, couvertes de Sapins et de cĂšdres, lâAlbatros volait au-dessus de ce territoire quâon a justement appelĂ© les Mauvaises-Terres du Nebraska, - un chaos de collines laissĂ©es tomber sur le sol et qui se seraient brisĂ©es dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. ĂĂ et lĂ , au milieu de cet Ă©norme jeu dâosselets, on entrevoyait des ruines de citĂ©s du Moyen Age avec forts, donjons, chĂąteaux Ă mĂąchicoulis et Ă poivriĂšres. Mais, en rĂ©alitĂ©, ces Mauvaises-Terres ne sont quâun ossuaire immense oĂč blanchissent, par myriades, les dĂ©bris de pachydermes, de chĂ©loniens, et mĂȘme, dit-on, dâhommes fossiles, entraĂźnĂ©s par quelque cataclysme inconnu des premiers Ăąges.
Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River Ă©tait dĂ©passĂ©. Maintenant la plaine se dĂ©veloppait jusquâaux extrĂȘmes limites dâun horizon trĂšs relevĂ© par lâaltitude de lâAlbatros.
Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublĂšrent le calme du firmament Ă©toilĂ©. De longs mugissements montaient parfois jusquâĂ lâaĂ©ronef, alors plus rapprochĂ© du sol. CâĂ©taient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quĂȘte de ruisseaux et de pĂąturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement dâune inondation et trĂšs diffĂ©rent du frĂ©missement continu des hĂ©lices.
Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat Sauvage, un hurlement de coyote, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.
Et, aussi, des odeurs pĂ©nĂ©trantes, la menthe, la sauge et lâabsinthe, mĂȘlĂ©es aux senteurs puissantes des conifĂšres qui se propageaient Ă travers lâair pur de la nuit.
Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, nâĂ©tait pas celui des coyotes; câĂ©tait le cri du Peau-Rouge quâun pionnier n âeut pu confondre avec le cri des fauves.
Phil Evans quitta sa cabine. Peut-ĂȘtre, ce jour-lĂ , se trouverait-il en face de lâingĂ©nieur Robur?
En tout cas, dĂ©sireux de savoir pourquoi il nâavait pas paru la veille, il sâadressa au contremaĂźtre Tom Turner.
Tom Turner, dâorigine anglaise, ĂągĂ© de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpentĂ© en fer, avait une de ces tĂȘtes Ă©normes et caractĂ©ristiques, Ă la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a tracĂ© du bout de son pinceau. Si lâon veut bien examiner la planche quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tĂȘte de Tom Turner sur les Ă©paules du gardien de la prison, et on reconnaĂźtra que sa physionomie n a rien dâencourageant.
« Aujourdâhui verrons-nous lâingĂ©nieur Robur? dit Phil Evans.
â Je ne sais, rĂ©pondit Tom Turner.
â Je ne vous demande pas sâil est sorti.
â Peut-ĂȘtre.
â Ni quand il rentrera.
â Apparemment, quand il aura fini ses courses! »
Et, lĂ -dessus: Tom Turner rentra dans son roufle.
Il fallut se contenter de cette rĂ©ponse, dâautant moins rassurante que, vĂ©rification faite de la boussole, il fut constant que lâAlbatros continuait Ă remonter dans le nord-ouest.
Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.
LâaĂ©ronef, aprĂšs avoir franchi mille kilomĂštres depuis Omaha, se trouvait au-dessus dâune contrĂ©e que Phil Evans ne pouvait reconnaĂźtre par cette raison quâil ne lâavait jamais visitĂ©e. quelques forts, destinĂ©s Ă contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes gĂ©omĂ©triques, plutĂŽt formĂ©es par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu dâhabitants en ce pays si diffĂ©rent des territoires aurifĂšres du Colorado, situĂ©s Ă plusieurs degrĂ©s au sud.
Au loin commençait Ă se profiler, trĂšs confusĂ©ment encore, une suite de crĂȘtes que le soleil levant bordait dâun trait de feu.
CâĂ©taient les montagnes Rocheuses.
Tout dâabord, ce matin-lĂ , Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la tempĂ©rature nâĂ©tait point dĂ» Ă une modification du temps, et le soleil brillait dâun Ă©clat superbe.
« Cela doit tenir Ă lâĂ©lĂ©vation de lâAlbatros dans lâatmosphĂšre », dit Phil Evans.
En effet, le baromĂštre, placĂ© extĂ©rieurement Ă la porte du roufle central, Ă©tait tombĂ© Ă cinq cent quarante millimĂštres - ce qui indiquait une Ă©lĂ©vation de trois mille mĂštres environ. LâaĂ©ronef se tenait donc alors Ă une assez grande altitude, nĂ©cessitĂ©e par les accidents du sol.
Dâailleurs, une heure avant, il avait dĂ» dĂ©passer la hauteur de quatre mille mĂštres, car, derriĂšre lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige Ă©ternelle.
Dans leur mĂ©moire, rien ne pouvait rappeler Ă Uncle Prudent ni Ă son compagnon quel Ă©tait ce pays. Pendant la nuit, lâAlbatros avait pu faire des Ă©carts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dĂ©router.
Toutefois, aprĂšs avoir discutĂ© diverses hypothĂšses plus ou moins plausibles, ils sâarrĂȘtĂšrent Ă celle-ci : ce territoire, encadrĂ© dans un cirque de montagnes, devait ĂȘtre celui quâun acte du CongrĂšs, en mars 1872, avait dĂ©clarĂ© Parc national des Etats-Unis.
CâĂ©tait en effet cette rĂ©gion si curieuse. Elle mĂ©ritait bien le nom de parc - un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour Ă©tangs, des riviĂšres pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et, pour jets dâeau, des geysers dâune merveilleuse puissance.
En quelques minutes, lâAlbatros se glissa au-dessus de la Yellowstone-river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lac qui porte le nom de ce cours dâeau. quelle variĂ©tĂ© dans le tracĂ© des rives de ce bassin, dont les plages, semĂ©es dâobsidienne et de petits cristaux, rĂ©flĂ©chissent le soleil par leurs milliers de facettes! quel caprice dans La disposition des Ăźles qui apparaissent Ă sa surface! quel reflet dâazur projetĂ© par ce gigantesque miroir! Et autour de ce lac, lâun des plus Ă©levĂ©s du globe terrestre, quelles nuĂ©es de volatiles, pĂ©licans, cygnes, mouettes, oies, barnaches et plongeons! Certaines portions de rives, trĂšs escarpĂ©es, sont revĂȘtues dâune toison dâarbres verts, pins et mĂ©lĂšzes, et, du pied de ces escarpements, jaillissent dâinnombrables fumerolles blanches. Câest la vapeur qui sâĂ©chappe de ce sol, comme dâun Ă©norme rĂ©cipient, dans lequel lâeau est entretenue par les feux intĂ©rieurs Ă lâĂ©tat dâĂ©bullition permanente.
Pour le maĂźtre coq, câeĂ»t Ă©tĂ© ou jamais le cas de faire une ample provision de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowstone nourrissent par myriades. Mais lâAlbatros se tint toujours Ă une telle hauteur que lâoccasion ne se prĂ©senta pas dâentreprendre une pĂȘche, qui, trĂšs certainement, aurait Ă©tĂ© miraculeuse.
Au surplus, en trois quarts dâheure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la rĂ©gion de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de lâIslande. PenchĂ©s au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui sâĂ©lançaient comme pour fournir Ă lâaĂ©ronef un Ă©lĂ©ment nouveau. CâĂ©taient « lâEventail » dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le « ChĂąteau fort », qui semble se dĂ©fendre Ă coups de trombes, le « Vieux fidĂšle » avec sa projection couronnĂ©e dâarcs-en-ciel, le « GĂ©ant », dont la poussĂ©e interne vomit un torrent vertical dâune circonfĂ©rence de vingt pieds, Ă plus de deux cents pieds dâaltitude.
Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Etait-ce donc pour le seul plaisir de ses hĂŽtes quâil avait lancĂ© lâaĂ©ronef au-dessus de ce domaine national? Quoi quâil en soit, il sâabstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se dĂ©rangea mĂȘme pas pendant lâaudacieuse traversĂ©e des montagnes Rocheuses, que lâAlbatros aborda vers sept heures du matin.
On sait que cette disposition orographique sâĂ©tend, comme une Ă©norme Ă©pine dorsale, depuis les reins jusquâau cou de lâAmĂ©rique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. Câest un dĂ©veloppement de trois mille cinq cents kilomĂštres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.
Certainement, en multipliant ses coups dâailes, comme un oiseau de haut vol, lâAlbatros aurait pu franchir les cimes les plus Ă©levĂ©es de cette chaĂźne pour aller retomber dâun bond dans lâOregon ou dans lâUtah. Mais la manĆuvre ne fut pas mĂȘme nĂ©cessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barriĂšre sans en gravir la crĂȘte. Il y a plusieurs de ces « cañons », sortes de cols, plus ou moins Ă©troits, Ă travers lesquels on peut se glisser, - les uns tels que la passe Bridger que prend le railway du Pacifique pour pĂ©nĂ©trer sur le territoire des Mormons, les autres qui sâouvrent plus au nord ou plus au sud.
Ce fut Ă travers un de ces canons que lâAlbatros sâengagea, aprĂšs avoir modĂ©rĂ© sa vitesse, afin de ne point se heurter contre les parois du col. Le timonier, avec une sĂ»retĂ© de main que rendait plus efficace encore lâextrĂȘme sensibilitĂ© du gouvernail, le manĆuvra comme il eĂ»t fait dâune embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut vraiment extraordinaire. Et, quelque dĂ©pit quâen ressentissent les deux ennemis du « Plus lourd que lâair », ils ne purent quâĂȘtre Ă©merveillĂ©s de la perfection dâun tel engin de locomotion aĂ©rienne.
En moins de deux heures et demie, la grande chaĂźne fut traversĂ©e, et lâAlbatros reprit sa premiĂšre vitesse Ă raison de cent kilomĂštres. Il repiquait alors vers le sud-ouest, de maniĂšre Ă couper obliquement le territoire de lâUtah en se rapprochant du sol. Il Ă©tait mĂȘme descendu Ă quelques centaines de mĂštres, lorsque des coups de sifflet attirĂšrent lâattention dâUncle Prudent et de Phil Evans.
CâĂ©tait un train du Pacific-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand-Lac-SalĂ©.
En ce moment, obĂ©issant Ă un ordre secrĂštement donnĂ©, lâAlbatros sâabaissa encore, de maniĂšre Ă suivre le convoi lancĂ© Ă toute vapeur. Il fut aussitĂŽt aperçu. quelques tĂȘtes se montrĂšrent aux portiĂšres des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrĂšrent ces passerelles qui raccordent les « cars amĂ©ricains. quelques-uns mĂȘme nâhĂ©sitĂšrent. pas Ă grimper sur les impĂ©riales, afin de mieux voir cette machine volante. Rips et hurrahs coururent. Ă travers lâespace; mais ils nâeurent pas pour rĂ©sultat de faire apparaĂźtre Robur.
LâAlbatros descendit encore, en modĂ©rant le jeu de ses hĂ©lices suspensives, et ralentit sa marche pour ne pas laisser en arriĂšre le convoi quâil eĂ»t pu si facilement distancer. Il voletait au-dessus comme un Ă©norme scarabĂ©e, lui qui aurait pu ĂȘtre un gigantesque oiseau de proie. Il faisait des embardĂ©es Ă droite et Ă gauche, il sâĂ©lançait en avant, il revenait sur lui-mĂȘme, et, fiĂšrement, il avait arborĂ© son pavillon noir Ă soleil dâor, auquel le chef du train rĂ©pondit en agitant lâĂ©tamine aux trente-sept Ă©toiles de lâUnion amĂ©ricaine.
En vain les deux prisonniers voulurent-ils profiter de lâoccasion qui leur Ă©tait offerte de faire connaĂźtre ce quâils Ă©taient devenus. En vain le prĂ©sident du Weldon-Institute cria-t-il dâune voix forte:
« Je suis Uncle Prudent de Philadelphie! »
Et le secrétaire:
« Je suis Phil Evans, son collÚgue! »
Leurs cris se perdirent dans les milliers de hurrahs dont les voyageurs saluaient leur passage.
Cependant, trois ou quatre des gens de lâaĂ©ronef avaient paru sur la plate-forme. Puis lâun dâeux, comme font les marins qui dĂ©passent un navire moins rapide que le leur, tendit au train un bout de corde - façon ironique de lui offrir une remorque.
LâAlbatros reprit aussitĂŽt sa marche habituelle, et, en une demi-heure, il eut laissĂ© en arriĂšre cet express, dont la derniĂšre vapeur ne tarda pas Ă disparaĂźtre.
Vers une heure aprĂšs midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que lâeĂ»t fait un immense rĂ©flecteur.
Ce doit ĂȘtre la capitale des Mormons, Salt-Lake-City! dit Uncle Prudent.
CâĂ©tait, en effet, la citĂ© du Grand-Lac-SalĂ©, et, ce disque, câĂ©tait le toit rond du Tabernacle, oĂč dix mille saints peuvent tenir Ă lâaise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions.
LĂ sâĂ©tendait la grande citĂ©, au pied des monts Wasatsh revĂȘtus de cĂšdres et de Sapins jusquâĂ mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui dĂ©verse les eaux de lâUtah dans le Great-Salt-Lake. Sous lâaĂ©ronef se dĂ©veloppait le damier que figurent la plupart des villes amĂ©ricaines, - damier dont on peut dire quâil a « plus de dames que de cases », puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien amĂ©nagĂ©, bien cultivĂ©, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers.
Mais cet ensemble sâĂ©vanouit comme une ombre, et lâAlbatros prit vers le sud-ouest une vitesse plus accĂ©lĂ©rĂ©e qui ne laissa pas dâĂȘtre trĂšs sensible, puisquâelle dĂ©passait celle du vent.
BientĂŽt lâaĂ©ronef sâenvola au-dessus des rĂ©gions du Nevada et de son territoire argentifĂšre, que la Sierra seule sĂ©pare des placers aurifĂšres de la Californie. « DĂ©cidĂ©ment, dit Phil Evans, nous devons nous attendre Ă voir San Francisco avant la nuit!
â Et aprĂšs?... » rĂ©pondit Uncle Prudent.
Il Ă©tait six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie prĂ©cisĂ©ment par le col de Truckie qui sert de passe au railway. Il ne restait plus que trois cents kilomĂštres Ă parcourir pour atteindre, sinon San Francisco, du moins Sacramento, la capitale de lâEtat californien.
Telle fut alors la rapiditĂ© imprimĂ©e Ă lâAlbatros, que, avant huit heures, le dĂŽme du Capitole pointait Ă lâhorizon de lâouest pour disparaĂźtre bientĂŽt Ă lâhorizon opposĂ©.
En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collĂšgues allĂšrent Ă lui.
« IngĂ©nieur Robur, dit Uncle Prudent, nous voilĂ aux confins de lâAmĂ©rique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser...
â Je ne plaisante jamais, » rĂ©pondit Robur.
Il fit un signe. LâAlbatros sâabaissa rapidement vers le sol; mais, en mĂȘme temps, il prit une telle vitesse quâil fallut se rĂ©fugier dans les roufles.
A peine la porte de leur cabine sâĂ©tait-elle refermĂ©e sur les deux collĂšgues :
« Un peu plus, je lâĂ©tranglais! dit Uncle Prudent.
Il faudra tenter de fuir! répondit Phil Evans.
â Oui!... coĂ»te que coĂ»te! »
Un long murmure arriva alors jusquâĂ eux.
CâĂ©tait le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. CâĂ©tait lâocĂ©an Pacifique.
Uncle Prudent et Phil Evans Ă©taient bien rĂ©solus Ă fuir. Sâils nâavaient eu affaire aux huit hommes particuliĂšrement vigoureux qui composaient le personnel de lâaĂ©ronef, peut-ĂȘtre eussent-ils tentĂ© la lutte. Un coup dâaudace aurait pu les rendre maĂźtres Ă bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais Ă deux â Frycollin ne devant ĂȘtre considĂ©rĂ© que comme une quantitĂ© nĂ©gligeable â, il nây fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait ĂȘtre employĂ©e, il conviendrait de recourir Ă la ruse, dĂšs que lâAlbatros prendrait terre. Câest ce que Phil Evans essaya de faire comprendre Ă son irascible collĂšgue, dont il craignait toujours quelque violence prĂ©maturĂ©e qui eĂ»t aggravĂ© la situation.
En tout cas, ce nâĂ©tait pas le moment. LâaĂ©ronef filait Ă toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la cĂŽte. Or, comme le littoral sâarrondit depuis lâĂźle de Vancouver jusquâau groupe des AlĂ©outiennes, -- portion de lâAmĂ©rique russe cĂ©dĂ©e aux Etats-Unis en 1867, -- trĂšs vraisemblablement lâAlbatros le croiserait Ă son extrĂȘme courbure. si sa direction ne se modifiait pas.
Combien les nuits paraissaient longues aux deux collĂšgues! Aussi avaient-ils toujours hĂąte de quitter leur cabine. Ce matin-lĂ , lorsquâils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures dĂ©jĂ lâaube avait blanchi lâhorizon de lâest. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de lâannĂ©e dans lâhĂ©misphĂšre borĂ©al, et, sous le soixantiĂšme parallĂšle, câest Ă peine sâil faisait nuit.
Quant Ă lâingĂ©nieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-lĂ , lorsquâil le quitta, il se contenta de saluer ses deux hĂŽtes, au moment oĂč il se croisait avec eux Ă lâarriĂšre de lâaĂ©ronef.
Cependant, les. yeux rougis pas lâinsomnie, le regard hĂ©bĂ©tĂ©, les jambes flageolantes, Frycollin sâĂ©tait hasardĂ© hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain nâest pas solide. Son premier regard fut pour lâappareil suspenseur qui fonctionnait avec une rĂ©gularitĂ© rassurante sans trop se hĂąter.
Cela fait, le NĂšgre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit Ă deux mains, afin de mieux assurer son Ă©quilibre. Visiblement, il dĂ©sirait prendre un aperçu du pays que lâAlbatros dominait de deux cents mĂštres au plus.
Frycollin avait dĂ» se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de lâaudace, Ă coup sĂ»r, puisquâil soumettait sa personne Ă une telle Ă©preuve.
Dâabord, Frycollin se tint le corps renversĂ© en arriĂšre devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaĂźtre la soliditĂ©; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tĂȘte en dehors. Inutile de dire que, pendant quâil exĂ©cutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermĂ©s. Il les ouvrit enfin.
Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tĂȘte lui rentra dans les Ă©paules!
Au fond de lâabĂźme, il avait vu lâimmense OcĂ©an. Ses cheveux se seraient dressĂ©s sur son front, sâils nâeussent Ă©tĂ© crĂ©pus.
« La mer!... la mer!... » sâĂ©cria-t-il.
Et Frycollin fĂ»t tombĂ© sur la plate-forme, si le maĂźtre coq nâeĂ»t ouvert les bras pour le recevoir.
Ce maĂźtre coq Ă©tait un Français, et peut-ĂȘtre un Gascon, bien quâil se nommĂąt François Tapage. Sâil nâĂ©tait pas Gascon, il avait dĂ» humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de lâingĂ©nieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de lâAlbatros? on ne sait guĂšre. En tout cas, ce narquois parlait lâanglais comme un Yankee.
« Eh! droit donc, droit! sâĂ©cria-t-il en redressant le NĂšgre dâun vigoureux coup dans les reins.
â Master Tapage!... rĂ©pondit le pauvre diable, en jetant des regards dĂ©sespĂ©rĂ©s vers les hĂ©lices.
â Sâil te plaĂźt, Frycollin!
â Est-ce que ça casse quelquefois?
â Non! mais ça finira pas casser.
â Pourquoi?... pourquoi?...
â Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.
â Et la mer qui est dessous
â En cas de chute, mieux vaut la mer.
â Mais on se noie!...
â On se noie, mais on ne sâĂ©-cra-bou-ille pas! » rĂ©pondit François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase:
Un instant aprĂšs, par un mouvement de reptation, Frycollin sâĂ©tait glissĂ© au fond de sa cabine.
Pendant cette journĂ©e du 16 juin, lâaĂ©ronef ne prit quâune vitesse modĂ©rĂ©e. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprĂ©gnĂ©e de soleil, quâil dominait seulement dâune centaine de pieds.
A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon Ă©taient restĂ©s dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantĂŽt seul, tantĂŽt avec le contremaĂźtre Tom Turner. Il nây avait quâun demi-jeu dâhĂ©lices en fonction, et cela suffisait Ă maintenir lâappareil dans les basses zones de lâatmosphĂšre.
En ces conditions, les gens de lâAlbatros auraient pu se donner, avec le plaisir de la pĂȘche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent Ă©tĂ© poissonneuses. Mais, Ă sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espĂšce Ă ventre jaune qui mesure jusquâĂ vingt-cinq mĂštres de longueur. Ce sont les plus redoutables cĂ©tacĂ©s des mers borĂ©ales. Les pĂȘcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse.
Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusĂ©e Flechter ou la javeline-bombe. dont il y avait un assortiment Ă bord, cette pĂȘche aurait pu se faire sans danger.
Mais Ă quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce quâil pouvait obtenir de son aĂ©ronef, Robur voulut donner la chasse Ă lâun de ces monstrueux cĂ©tacĂ©s.
Au cri de « baleine! baleine! » Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-ĂȘtre y avait-il quelque navire baleinier en vue... Dans ce cas, pour Ă©chapper Ă leur prison volante, tous deux eussent Ă©tĂ© capables de se prĂ©cipiter Ă la mer, en comptant sur la chance dâĂȘtre recueillis par une embarcation.
DĂ©jĂ tout le personnel de lâAlbatros Ă©tait rangĂ© sur la plate-forme. Il attendait.
« Ainsi, nous allons en tùter, master Robur? demanda le contremaßtre Turner.
â Oui, Tom », rĂ©pondit lâingĂ©nieur.
Dans les roufles de la machinerie, le mĂ©canicien et ses deux aides Ă©taient Ă leur poste, prĂȘts Ă exĂ©cuter les manĆuvres qui seraient commandĂ©es par gestes. LâAlbatros ne tarda pas Ă sâabaisser vers la mer, et il sâarrĂȘta Ă une cinquantaine de pieds au-dessus.
Il nây avait aucun navire au large â ce que purent constater les deux collĂšgues â ni aucune terre en vue quâils auraient pu gagner Ă la nage, en admettant que Robur nâeĂ»t rien fait pour les ressaisir.
Plusieurs jets de vapeur et dâeau, lancĂ©s par leurs Ă©vents, annoncĂšrent bientĂŽt la prĂ©sence des baleines qui venaient respirer Ă la surface de la mer.
Tom Turner, aidĂ© dâun de ses camarades, sâĂ©tait placĂ© Ă lâavant. A sa portĂ©e Ă©tait une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. Câest une espĂšce de cylindre de mĂ©tal que termine une bombe cylindrique, armĂ©e dâune tige Ă pointe barbelĂ©e.
Du banc de quart de lâavant, sur lequel il venait de monter, Robur indiquait, de la main droite aux mĂ©caniciens, de la main gauche au timonier, les manĆuvres Ă faire. Il Ă©tait ainsi maĂźtre de lâaĂ©ronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapiditĂ©, avec quelle prĂ©cision, lâappareil obĂ©issait Ă tous ses commandements. On eĂ»t dit dâun ĂȘtre organisĂ©, dont lâingĂ©nieur Robur Ă©tait lâĂąme.
« Baleine!... Baleine! » sâĂ©cria de nouveau Tom Turner.
En effet, le dos dâun cĂ©tacĂ© Ă©mergeait Ă quatre encablures en avant de lâAlbatros.
LâAlbatros courut dessus, et, quand il nâen fut plus quâĂ une soixantaine de pieds, il sâarrĂȘta.
Tom Turner avait Ă©paulĂ© son arquebuse qui reposait sur une fourche fichĂ©e dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraĂźnant une longue corde dont lâextrĂ©mitĂ© se rattachait Ă la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie dâune matiĂšre fulminante, fit alors explosion, et, en Ă©clatant, lança une sorte de petit harpon Ă deux branches, qui sâincrusta dans les chairs de lâanimal.
« Attention! » cria Turner.
Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposĂ©s quâils fussent, se sentaient intĂ©ressĂ©s par ce spectacle.
La baleine, blessĂ©e griĂšvement, avait frappĂ© la mer dâun tel coup de queue que lâeau rejaillit jusque sur lâavant de lâaĂ©ronef. Puis lâanimal plongea Ă une grande profondeur, pendant quâon lui filait de la corde prĂ©alablement lovĂ©e dans une baille pleine dâeau, afin quâelle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint Ă la surface, elle se mit Ă fuir Ă toute vitesse dans la direction du nord.
Que lâon imagine avec quelle rapiditĂ© lâAlbatros fut remorquĂ© Ă sa suite! Dâailleurs, les propulseurs avaient Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. On laissait faire lâanimal, en se maintenant en ligue avec lui. Tom Turner Ă©tait prĂȘt Ă couper la corde, pour le cas oĂč un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse.
Pendant une demi-heure, et peut-ĂȘtre sur une distance de six milles, lâAlbatros fut ainsi entraĂźnĂ©; mais on sentait que le cĂ©tacĂ© commençait Ă faiblir.
Alors, sur un geste de Robur, les aides-mécaniciens firent machine en arriÚre, et les propulseurs commencÚrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu, se rapprocha du bord.
BientĂŽt lâaĂ©ronef plana Ă vingt-cinq pieds au-dessus dâelle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait dâĂ©normes remous.
Tout Ă coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tĂȘte, et plongea avec une telle rapiditĂ©, que Tom Turner eut Ă peine le temps de lui filer de la corde.
Dâun coup, lâaĂ©ronef fut entraĂźnĂ© jusquâĂ la surface des eaux. Un tourbillon sâĂ©tait formĂ© Ă la place oĂč avait disparu lâanimal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois dâun navire qui court contre le vent et la lame.
Heureusement, dâun coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et lâAlbatros, sa remorque dĂ©tachĂ©e, remonta Ă deux cents mĂštres sous la puissance de ses hĂ©lices ascensionnelles.
Quant Ă Robur, il avait manĆuvrĂ© lâappareil sans que son sang-froid lâeĂ»t abandonnĂ© un instant.
Quelques minutes aprĂšs, la baleine revenait Ă la surface â morte cette fois. De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris Ă rendre sourd tout, un CongrĂšs.
LâAlbatros, nâayant que faire de cette dĂ©pouille, reprit sa marche vers lâouest.
Le lendemain, 17 juin, Ă six heures du matin, une terre se profila Ă lâhorizon. CâĂ©taient la presquâĂźle dâAlaska et le long semis de brisants des AlĂ©outiennes.
LâAlbatros sauta par-dessus cette barriĂšre oĂč pullulent ces phoques Ă fourrure, que chassent les AlĂ©outiens pour le compte de la Compagnie Russo-AmĂ©ricaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six Ă sept pieds, couleur de rouille, qui pĂšsent de trois cents Ă cinq cents livres! Il y en avait des files interminables, rangĂ©es en front de bataille, et on eĂ»t pu les compter par milliers.
Sâils ne bronchĂšrent pas au passage de lâAlbatros, il nâen fut pas de mĂȘme des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent lâespace, et qui disparurent sous les eaux, comme sâils eussent Ă©tĂ© menacĂ©s par quelque formidable bĂȘte de lâair.
Les deux mille kilomĂštres de la mer de Behring, depuis les premiĂšres AlĂ©outiennes jusquâĂ la pointe extrĂȘme du Kamtchatka, furent enlevĂ©s pendant les vingt-quatre heures de cette journĂ©e et de la nuit suivante. Pour mettre Ă exĂ©cution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce nâĂ©tait ni sur ces rivages dĂ©serts de lâextrĂȘme Asie, ni dans les parages de la mer dâOkhotsk quâune Ă©vasion pouvait sâeffectuer avec quelque chance. Visiblement, lâAlbatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. LĂ , bien quâil ne fĂ»t peut-ĂȘtre pas prudent de sâen remettre Ă la discrĂ©tion des Chinois ou des Japonais, les deux collĂšgues Ă©taient rĂ©solus Ă sâenfuir, si lâaĂ©ronef faisait halte en un point quelconque de ces territoires.
Mais ferait-il halte? Il nâen Ă©tait pas de lui comme dâun oiseau qui finit par se fatiguer dâun trop long vol, ou dâun ballon qui, faute de gaz, est obligĂ© de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, dâune soliditĂ© merveilleuse, dĂ©fiaient toute faiblesse comme toute lassitude.
Un bond par-dessus la presquâĂźle du Kamtchatka, dont on aperçut Ă peine lâĂ©tablissement de Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journĂ©e du 18 juin, puis un autre bond au-dessus de la mer dâOkhotsk, Ă peu prĂšs Ă la hauteur des Ăźles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au matin, lâAlbatros atteignit le dĂ©troit de La PĂ©rouse, resserrĂ© entre la pointe septentrionale du Japon et lâĂźle Saghalien, dans cette petite Manche, oĂč se dĂ©verse ce grand fleuve sibĂ©rien, lâAmour.
Alors se leva un brouillard trĂšs dense, que lâaĂ©ronef dut laisser au-dessous de lui. Ce nâest pas quâil eĂ»t besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A lâaltitude quâil occupait, aucun obstacle Ă craindre, ni monuments Ă©levĂ©s quâil eĂ»t pu heurter Ă son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays nâĂ©tait que peu accidentĂ©. Mais ces vapeurs ne laissaient pas dâĂȘtre fort dĂ©sagrĂ©ables, et tout eĂ»t Ă©tĂ© mouillĂ© Ă bord.
Il nây avait donc quâĂ sâĂ©lever au-dessus de cette couche de brumes dont lâĂ©paisseur mesurait trois Ă quatre cents mĂštres. Aussi les hĂ©lices furent-elles plus rapidement actionnĂ©es, et au-delĂ du brouillard, lâAlbatros retrouva les rĂ©gions ensoleillĂ©es du ciel.
Dans ces conditions. Uncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine Ă donner suite Ă leurs projets dâĂ©vasion, en admettant quâils eussent pu quitter lâaĂ©ronef.
Ce jour-lĂ , au moment oĂč Robur passait prĂšs dâeux, il sâarrĂȘta un instant, et, sans avoir lâair dây attacher aucune importance.
« Messieurs, dit-il, un navire Ă voile ou Ă vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gĂȘnĂ©. Il ne navigue plus quâau sifflet ou Ă la corne. Il lui faut ralentir sa marche, et, malgrĂ© tant de prĂ©cautions, Ă chaque instant une collision est Ă craindre. LâAlbatros nâĂ©prouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisquâil peut sâen dĂ©gager? Lâespace est Ă lui, tout lâespace! »
Cela dit, Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une rĂ©ponse quâil ne demandait pas, et les bouffĂ©es de sa pipe se perdirent dans lâazur.
« Uncle Prudent, dit Phil Evans; il parait que cet Ă©tonnant Albatros nâa jamais rien Ă craindre!
â Câest ce que nous verrons! » rĂ©pondit le prĂ©sident du Weldon-Institute.
Le brouillard dura trois jours, les 19, 20, 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu sâĂ©lever pour Ă©viter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes sâĂ©tant dĂ©chirĂ©, on aperçut une immense citĂ© avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. MĂȘme sans la voir, Robur lâeĂ»t reconnue rien quâĂ lâaboiement de ses myriades de chiens, aux cris de ses oiseaux de proie, et surtout Ă lâodeur cadavĂ©rique que les corps de ses suppliciĂ©s jettent dans lâespace.
Les deux collĂšgues Ă©taient sur la plate-forme, au moment oĂč lâingĂ©nieur prenait ce repĂšre, pour le cas oĂč il devrait continuer sa route au milieu du brouillard.
« Messieurs, dit-il, je nâai aucune raison de vous cacher que cette ville, câest YĂ©do, la capitale du Japon. »
Uncle Prudent ne rĂ©pondit pas. En prĂ©sence de lâingĂ©nieur, il suffoquait comme si lâair eĂ»t manquĂ© Ă ses poumons.
« Cette vue de YĂ©do, reprit Robur, câest vraiment trĂšs curieux.
â Quelque curieux que ce soit..., rĂ©pliqua Phil Evans.
â Cela ne vaut pas PĂ©kin? riposta lâingĂ©nieur. Câest bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu. »
Impossible dâĂȘtre plus aimable.
LâAlbatros, qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin dâaller chercher dans lâest une route nouvelle.
Pendant la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptĂŽmes dâun typhon peu Ă©loignĂ©, baisse rapide du baromĂštre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoĂŻdale, collĂ©s sur le fond cuivrĂ© du ciel; Ă lâhorizon opposĂ©, de longs traits de carmin, nettement tracĂ©s sur une nappe dâardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les eaux, au coucher du soleil, prirent une sombre couleur Ă©carlate.
Fort heureusement, ce typhon se dĂ©chaĂźna plus au sud et nâeut dâautres rĂ©sultats que de dissiper les brumes amoncelĂ©es depuis prĂšs de trois jours.
En une heure, on avait franchi les deux cents kilomĂštres du dĂ©troit de CorĂ©e, puis, la pointe extrĂȘme de cette presquâĂźle. Tandis que le typhon allait battre les cĂŽtes sud-est de la Chine, lâAlbatros se balançait sur la mer Jaune, et, pendant les journĂ©es du 22 et du 23, au-dessus du golfe de PetchĂ©li; le 24, il remontait la vallĂ©e du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du CĂ©leste Empire.
PenchĂ©s en dehors de la plate-forme, les deux collĂšgues, ainsi que lâavait annoncĂ© lâingĂ©nieur, purent voir trĂšs distinctement cette citĂ© immense, le mur qui la sĂ©pare en deux parties â ville mandchoue et ville chinoise â, les douze faubourgs qui lâenvironnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hĂŽtels des mandarins; puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares [PrĂšs de quatorze fois la surface du Champ-de-Mars] de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins impĂ©riaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un carrĂ© de casse-tĂȘte chinois encastrĂ© dans un autre, la ville Rouge, câest-Ă -dire le Palais ImpĂ©rial avec toutes les fantaisies de son invraisemblable architecture.
En ce moment, au-dessous de lâAlbatros, lâair Ă©tait empli dâune harmonie singuliĂšre. On eĂ»t dit dâun concert de harpes Ă©oliennes. Dans lâair planaient une centaine de cerfs-volants de diffĂ©rentes formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis Ă leur partie supĂ©rieure dâune sorte dâarc en bois lĂ©ger, sous-tendu dâune mince lame de bambou. Sous lâhaleine du vent, toutes ces lames, aux notes variĂ©es comme celles dâun harmonica, exhalaient un murmure de lâeffet le plus mĂ©lancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on respirĂąt de lâoxygĂšne musical.
Robur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aĂ©rien, et lâAlbatros vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants Ă©mettaient Ă travers lâatmosphĂšre.
Mais, aussitĂŽt, il se produisit un extraordinaire effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en Ćuvre pour Ă©loigner lâaĂ©ronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-lĂ , que cette machine aĂ©rienne, câĂ©tait le mobile dont lâapparition avait soulevĂ© tant de disputes, les millions de CĂ©lestes, depuis lâhumble tankadĂšre jusquâaux mandarins les plus boutonnĂ©s, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait dâapparaĂźtre sur le ciel de Bouddha.
On ne sâinquiĂ©ta guĂšre de ces dĂ©monstrations dans lâinabordable Albatros. Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fichĂ©s dans les jardins impĂ©riaux, furent ou coupĂ©es ou halĂ©es vivement. De ces lĂ©gers appareils, les uns revinrent rapidement Ă terre en accentuant leurs accords, les autres tombĂšrent comme des oiseaux quâun plomb a frappĂ©s aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souffle.
Une formidable fanfare, Ă©chappĂ©e de la trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et couvrit les derniĂšres notes du concert aĂ©rien. Cela nâinterrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant Ă©clatĂ© Ă quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, lâAlbatros remonta dans les zones inaccessibles du ciel.
Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit lâaĂ©ronef? Invariablement celle du sud-ouest â ce qui dĂ©notait le projet de se rapprocher de lâIndoustan. Il Ă©tait visible, dâailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait lâAlbatros Ă se diriger selon son profil. Une dizaine dâheures aprĂšs avoir quittĂ© PĂ©kin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, Ă©vitant les monts Loungs, ils passĂšrent au-dessus de la vallĂ©e de Wang-Ho et franchirent la frontiĂšre de lâEmpire chinois sur la limite du Tibet.
Le Tibet, â hauts plateaux sans vĂ©gĂ©tation, de-ci, de-lĂ pics neigeux, ravins dessĂ©chĂ©s, torrents alimentĂ©s par les glaciers, bas-fonds avec dâĂ©clatantes couches de sel, lacs encadrĂ©s dans des forĂȘts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.
Le baromĂštre, tombĂ© Ă 450 millimĂštres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille mĂštres au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la tempĂ©rature, bien que lâon fĂ»t dans les mois les plus chauds de lâhĂ©misphĂšre borĂ©al, ne dĂ©passait guĂšre le zĂ©ro.
Ce refroidissement, combinĂ© avec la vitesse de lâAlbatros, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collĂšgues eussent Ă leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils prĂ©fĂ©rĂšrent rentrer dans le roufle.
Il va sans dire quâil avait fallu donner aux hĂ©lices suspensives une extrĂȘme rapiditĂ©, afin de maintenir lâaĂ©ronef dans un air dĂ©jĂ rarĂ©fiĂ©. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que lâon fĂ»t bercĂ© par le frĂ©missement de leurs ailes.
Ce jour-lĂ , Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer lâAlbatros, gros comme un pigeon voyageur.
Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une Ă©norme barriĂšre, dominĂ©e par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait lâhorizon. Tous deux, arc-boutĂ©s alors contre le roufle de lâavant pour rĂ©sister Ă la vitesse du dĂ©placement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de lâaĂ©ronef.
« LâHimalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans lâInde.
â Tant pis! rĂ©pondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-ĂȘtre aurions-nous pu...
â A moins quâil ne tourne la chaĂźne par le Birman Ă lâest, ou par le NĂ©paul Ă lâouest.
â En tout cas, je le mets au dĂ©fi de la franchir!
â Vraiment! » dit une voix.
Le lendemain, 28 juin, lâAlbatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De lâautre cĂŽtĂ© de lâHimalaya, câĂ©tait la rĂ©gion du NĂ©paul.
En rĂ©alitĂ©, trois chaĂźnes coupent successivement la route de lâInde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles sâĂ©tait glissĂ© lâAlbatros, comme un navire entre dâĂ©normes Ă©cueils, sont les premiers degrĂ©s de cette barriĂšre de lâAsie centrale. Ce furent dâabord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallĂ©e longitudinale et parallĂšle Ă lâHimalaya, presque Ă la ligne de faite oĂč se partagent les bassins de lâIndus, Ă lâouest, et du Brahmapoutre, Ă lâest.
Quel superbe systĂšme orographique! Plus de deux cents sommets dĂ©jĂ mesurĂ©s, dont dix-sept dĂ©passent vingt-cinq mille pieds! Devant lâAlbatros, Ă huit mille huit cent quarante mĂštres, sâĂ©levait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relĂ©guĂ© au deuxiĂšme rang depuis les derniĂšres mesures de lâEverest.
Evidemment, Robur nâavait pas la prĂ©tention dâeffleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de lâHimalaya, entre autres, la passe dâIbi-Gamin, que les frĂšres Schlagintweit, en 1856, ont franchie Ă une hauteur de six mille huit cents mĂštres, et il sây lança rĂ©solument.
PK pJ^éN*ő *ő OEBPS/5126-h@5126-h-3.htm.htmlIl y eut lĂ quelques heures palpitantes, trĂšs pĂ©nibles mĂȘme. Cependant, si la rarĂ©faction de lâair ne devint pas telle quâil fallut recourir Ă des appareils spĂ©ciaux pour renouveler lâoxygĂšne dans les cabines, le froid fut excessif.
Robur, postĂ© Ă lâavant, sa mĂąle figure sous son capuchon, commandait les manĆuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mĂ©canicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides nâavaient rien Ă craindre de la congĂ©lation â heureusement. Les hĂ©lices, lancĂ©es au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont lâintensitĂ© fut extrĂȘme, malgrĂ© la moindre densitĂ© de lâair. Le baromĂštre tomba Ă 290 millimĂštres, ce qui indiquait sept mille mĂštres dâaltitude.
Magnifique disposition de ce chaos de montagnes!
Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusquâĂ dix mille pieds de la base. Plus dâherbe, rien que de rares phanĂ©rogames sur la limite de la vie vĂ©gĂ©tale. Plus de ces admirables pins et cĂšdres, qui se groupent en forĂȘts splendides aux flancs infĂ©rieurs de la chaĂźne. Plus de ces gigantesques fougĂšres ni de ces interminables parasites, tendus dâun tronc Ă lâautre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bĆufs tibĂ©tains. Parfois une gazelle Ă©garĂ©e jusque dans ces hauteurs. Pas dâoiseaux, si ce nâest quelques couples de ces corneilles qui sâĂ©lĂšvent jusquâaux derniĂšres couches de lâair respirable.
Cette passe enfin franchie, lâAlbatros commença Ă redescendre. Au sortir du col, hors de la rĂ©gion des forĂȘts, il nây avait plus quâune campagne infinie qui sâĂ©tendait sur un immense secteur.
Alors Robur sâavança vers ses hĂŽtes, et dâune voix aimable :
« LâInde, messieurs », dit-il.
LâingĂ©nieur nâavait point lâintention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrĂ©es de lâIndoustan. Franchir lâHimalaya pour montrer de quel admirable engin de locomotion il disposait, convaincre mĂȘme ceux qui ne voulaient pas ĂȘtre convaincus, il ne voulait sans doute pas autre chose. Est-ce donc Ă dire que lâAlbatros fĂ»t parfait, quoique la perfection ne soit pas de ce monde? On le verra bien.
En tout cas, si, dans leur for intĂ©rieur, Uncle Prudent et son collĂšgue ne pouvaient quâadmirer la puissance dâun pareil engin de locomotion aĂ©rienne, ils nâen laissaient rien paraĂźtre. Ils ne cherchaient que lâoccasion de sâenfuir. Ils nâadmirĂšrent mĂȘme pas le superbe spectacle offert Ă leur vue, pendant que lâAlbatros suivait les pittoresques lisiĂšres du Pendjab.
Il y a bien, Ă la base de lâHimalaya, une bande marĂ©cageuse de terrains dâoĂč transpirent des vapeurs malsaines, ce TeraĂŻ dans lequel la fiĂšvre est Ă lâĂ©tat endĂ©mique. Mais ce nâĂ©tait pas pour gĂȘner lâAlbatros ni compromettre la santĂ© de son personnel. Il monta, sans trop se presser, vers lâangle que lâIndoustan fait au point de jonction du Turkestan et de la Chine. Le 29 juin, dĂšs les premiĂšres heures du matin, sâouvrait devant lui lâincomparable vallĂ©e de Cachemir.
Oui, incomparable, cette gorge que laissent entre eux le grand et le petit Himalaya! SillonnĂ©e des centaines de contreforts que lâĂ©norme chaĂźne envoie mourir jusquâau bassin de lâHydaspe, elle est arrosĂ©e par les capricieux mĂ©andres du fleuve, qui vit se heurter les armĂ©es de Porus et dâAlexandre, câest-Ă -dire lâInde et la GrĂšce aux prises dans lâAsie centrale. Il est toujours lĂ , cet Hydaspe, si les deux villes, fondĂ©es par le MacĂ©donien en souvenir de sa victoire, ont si bien disparu quâon ne peut mĂȘme plus en retrouver la place.
Pendant cette matinĂ©e, lâAlbatros plana au-dessus de Srinagar, plus connue sous le nom de Cachemir. Uncle Prudent et son compagnon virent une citĂ© superbe, allongĂ©e sur les deux rives du fleuve, ses ponts de bois tendus comme des fils, ses chalets agrĂ©mentĂ©s de balcons en dĂ©coupages, ses berges ombragĂ©es de hauts peupliers, ses toits gazonnĂ©s qui prenaient lâaspect de grosses taupiniĂšres, ses canaux multiples, avec des barques comme des noix et des bateliers comme des fourmis, ses palais, ses temples, ses kiosques, ses mosquĂ©es, ses bungalows Ă lâentrĂ©e des faubourgs, â tout cet ensemble doublĂ© par la rĂ©verbĂ©ration des eaux; puis sa vieille citadelle de Hari-Parvata, campĂ©e au front dâune colline, comme le plus important des forts de Paris au front du mont ValĂ©rien.
« Ce serait Venise, dit Phil Evans, si nous étions en Europe.
â Et si nous Ă©tions en Europe, rĂ©pondit Uncle Prudent, nous saurions bien retrouver le chemin de lâAmĂ©rique! »
LâAlbatros ne sâattarda pas au-dessus du lac que le fleuve traverse et reprit son vol Ă travers la vallĂ©e de lâHydaspe.
Pendant une demi-heure seulement, descendu Ă dix mĂštres du fleuve, il resta stationnaire. Alors, au moyen dâun tuyau de caoutchouc envoyĂ© en dehors, Tom Turner et ses gens sâoccupĂšrent de refaire leur provision dâeau, qui fut aspirĂ©e par une pompe que les courants des accumulateurs mirent en mouvement.
Durant cette opĂ©ration, Uncle Prudent et Phil Evans sâĂ©taient regardĂ©s. Une mĂȘme pensĂ©e avait traversĂ© leur cerveau. Ils nâĂ©taient quâĂ quelques mĂštres de la surface de lâHydaspe, Ă portĂ©e des rives. Tous deux Ă©taient bons nageurs. Un plongeon pouvait leur rendre la libertĂ©, et, lorsquâils auraient disparu entre deux eaux, comment Robur eĂ»t-il pu les reprendre? Afin de laisser Ă ses propulseurs la possibilitĂ© dâagir, ne fallait-il pas que lâappareil se tint au moins Ă deux mĂštres au-dessus du lac?
En un instant, toutes les chances pour ou contre sâĂ©taient prĂ©sentĂ©es Ă leur esprit. En un instant ils les avaient pesĂ©es. Enfin ils allaient sâĂ©lancer par-dessus la plate-forme, lorsque plusieurs paires de mains sâabattirent sur leurs Ă©paules.
On les observait. Ils furent mis dans lâimpossibilitĂ© de fuir.
Cette fois, ils ne se rendirent pas sans rĂ©sistance. Ils voulurent repousser ceux qui les tenaient. Mais câĂ©taient de solides gaillards, ces gens de lâAlbatros!
« Messieurs, se contenta de dire lâingĂ©nieur, quand on a le plaisir de voyager en compagnie de Robur-le-ConquĂ©rant, comme vous lâavez si bien nommĂ©, et Ă bord de son admirable Albatros, on ne le quitte pas ainsi... Ă lâanglaise! Jâajouterai mĂȘme quâon ne le quitte plus! »
Phil Evans entraĂźna son collĂšgue qui allait se livrer Ă quelque acte de violence. Tous deux rentrĂšrent dans le roufle, dĂ©cidĂ©s Ă sâenfuir, dĂ»t-il leur en coĂ»ter la vie, et n importe oĂč.
LâAlbatros avait repris sa direction vers lâouest. Pendant cette journĂ©e, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontiĂšre du royaume de lâHĂ©rat, Ă onze cents kilomĂštres de Cachemir.
Dans ces contrĂ©es, toujours si disputĂ©es encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de lâInde, apparurent des rassemblements dâhommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui constitue le personnel et le matĂ©riel dâune armĂ©e en marche. On entendit aussi des coups de canon et le pĂ©tillement de la mousqueterie. Mais lâingĂ©nieur ne se mĂȘlait jamais des affaires des autres, quand ce nâĂ©tait pas pour lui question dâhonneur ou dâhumanitĂ©. Il passa outre. Si HĂ©rat, comme on le dit, est la clef de lâAsie centrale, que cette clef allĂąt dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les intĂ©rĂȘts terrestres ne regardaient plus lâaudacieux qui avait fait de lâair son unique domaine.
Dâailleurs, le pays ne tarda pas Ă disparaĂźtre sous un vĂ©ritable ouragan de sable, comme il ne sâen produit que trop frĂ©quemment dans ces rĂ©gions. Ce vent, qui sâappelle « tebbad », transporte des Ă©lĂ©ments fiĂ©vreux avec lâimpondĂ©rable poussiĂšre soulevĂ©e Ă son passage. Et combien de caravanes pĂ©rissent dans ces tourbillons!
Quant Ă lâAlbatros, afin dâĂ©chapper Ă cette poussiĂšre qui aurait pu altĂ©rer la finesse de ses engrenages, il alla chercher Ă deux mille mĂštres une zone plus saine.
Ainsi disparut la frontiĂšre de la Perse et ses longues plaines qui restĂšrent invisibles. Lâallure Ă©tait trĂšs modĂ©rĂ©e, bien quâaucun Ă©cueil ne fĂ»t Ă craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elles ne sont cotĂ©es quâĂ de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait dâĂ©viter le Damavend, dont le pic neigeux pointe Ă prĂšs de six mille six cents mĂštres, puis la chaĂźne dâElbrouz, au pied de laquelle est bĂąti TĂ©hĂ©ran.
DĂšs les premiĂšres lueurs du 2 juillet surgit ce Damavend, Ă©mergeant du simoun de sables.
LâAlbatros se dirigea donc de maniĂšre Ă passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait dâun nuage de fine poussiĂšre.
Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fossĂ©s qui entourent lâenceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revĂȘtues de plaques de faĂŻence, ses bassins qui semblaient taillĂ©s dans dâĂ©normes turquoises dâun bleu Ă©clatant.
Ce ne fut quâune rapide vision. A partir de ce point, lâAlbatros, modifiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures aprĂšs, il se trouvait au-dessus dâune petite ville, bĂątie Ă un angle septentrional de la frontiĂšre persane, sur les bords dâune vaste Ă©tendue dâeau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni Ă lâest.
Cette ville, câĂ©tait le port dâAshourada, la station russe la plus avancĂ©e dans le sud. Cette Ă©tendue dâeau, câĂ©tait une mer. CâĂ©tait la Caspienne.
Plus de tourbillons de poussiĂšre alors. Vue dâun ensemble de maisons Ă lâeuropĂ©enne, disposĂ©es le long dâun promontoire, avec un clocher qui les domine.
LâAlbatros sâabaissa sur cette mer dont les eaux sont Ă trois cents pieds au-dessous du niveau ocĂ©anien. Vers le soir, il longeait la cĂŽte â turkestane autrefois, russe alors â qui monte vers le golfe de Balkan, et le lendemain, 3 juillet, il planait Ă cent mĂštres au-dessus de la Caspienne.
Aucune terre en vue, ni du cĂŽtĂ© de lâAsie, ni du cĂŽtĂ© de lâEurope. A la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflĂ©es par la brise. CâĂ©taient des navires indigĂšnes, reconnaissables Ă leurs formes, des kesebeys Ă deux mĂąts, des kayuks, anciens bateaux pirates Ă un mĂąt, des teimils, simples canots de service ou de pĂȘche. ĂĂ et lĂ , sâĂ©levaient jusquâĂ lâAlbatros quelques queues de fumĂ©e, vomies par la cheminĂ©e de ces steamers dâAshourada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes.
Ce matin-là , le contremaßtre Tom Turner causait avec le maßtre coq, François Tapage, et, à une demande de celui-ci, il avait fait cette réponse
« Oui, nous resterons quarante-huit heures environ au-dessus de la mer Caspienne.
â Bien! rĂ©pondit le maĂźtre coq. Cela nous permettra sans doute de pĂȘcher ?...
â Comme vous le dites! »
Puisquâon devait mettre quarante heures Ă faire les six cent vingt-cinq milles que mesure cette mer sur deux cents de large, câest que la vitesse de lâAlbatros serait trĂšs modĂ©rĂ©e, et mĂȘme nulle pendant les opĂ©rations de pĂȘche.
Or, cette rĂ©ponse de Tom Turner fut entendue par Phil Evans qui se trouvait alors Ă lâavant.
En ce moment, Frycollin sâobstinait Ă lâassommer de ses incessantes rĂ©criminations, le priant dâintervenir prĂšs de son maĂźtre pour quâil le fit « dĂ©poser Ă terre ».
Sans rĂ©pondre Ă cette demande saugrenue, Phil Evans revint Ă lâarriĂšre retrouver Uncle Prudent. LĂ , toutes prĂ©cautions prises pour ne point ĂȘtre entendus, il rapporta les quelques phrases Ă©changĂ©es entre Tom Turner et le maĂźtre coq.
« Phil Evans, répondit Uncle Prudent, je pense que nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions de ce misérable à notre égard?
â Aucune, rĂ©pondit Phil Evans. Il ne nous rendra la libertĂ© que lorsque cela lui conviendra, â sâil nous la rend jamais!
â Dans ce cas, nous devons tout tenter pour quitter lâAlbatros!
â Un fameux appareil, il faut bien lâavouer!
â Câest possible! sâĂ©cria Uncle Prudent, mais câest lâappareil dâun coquin qui nous retient au mĂ©pris de tout droit. Or, cet appareil constitue pour nous et les nĂŽtres un danger permanent. Si donc nous ne parvenons pas Ă le dĂ©truire...
â Commençons par nous sauver!.., rĂ©pondit Phil Evans. Nous verrons aprĂšs!
â Soit! reprit Uncle Prudent, et profitons des occasions qui vont sâoffrir. Evidemment lâAlbatros va traverser la Caspienne, puis se lancer sur lâEurope, soit dans le nord, au-dessus de la Russie, soit dans lâouest, au-dessus des contrĂ©es mĂ©ridionales. Eh bien! en quelque lieu que nous mettions le pied, notre salut sera assurĂ© jusquâĂ lâAtlantique. Il convient donc de se tenir prĂȘts Ă toute heure.
â Mais, demanda Phil Evans, comment fuir?...
â Ecoutez-moi, rĂ©pondit Uncle Prudent. Il arrive parfois, pendant la nuit, que lâAlbatros plane Ă quelques centaines de pieds seulement du sol. Or, il y a Ă bord plusieurs cĂąbles de cette longueur, et, avec un peu dâaudace, on pourrait peut-ĂȘtre se laisser glisser...
â Oui, rĂ©pondit Phil Evans, le cas Ă©chĂ©ant, je nâhĂ©siterais pas...
Ni moi, dit Uncle Prudent. Jâajoute que, la nuit, exceptĂ© le timonier postĂ© Ă lâarriĂšre, personne ne veille.
PrĂ©cisĂ©ment, un de ces cĂąbles est placĂ© Ă lâavant, et, sans ĂȘtre vu, sans ĂȘtre entendu, il ne serait pas impossible de le dĂ©rouler...
â Bien, dit Phil Evans. Je vois avec plaisir, Uncle Prudent, que vous ĂȘtes plus calme. Cela vaut mieux pour agir. Mais, en ce moment, nous voici sur la Caspienne. De nombreux bĂątiments sont en vue. LâAlbatros va descendre et sâarrĂȘter pendant la pĂšche... Est-ce que nous ne pourrions pas profiter?...
â Eh! on nous surveille, mĂȘme quand nous ne croyons pas ĂȘtre surveillĂ©s, rĂ©pondit Uncle Prudent. Vous lâavez bien vu, quand nous avons tentĂ© de nous prĂ©cipiter dans lâHydaspe.
â Et qui dit que nous ne sommes pas surveillĂ©s aussi pendant la nuit? rĂ©pliqua Phil Evans.
â Il faut pourtant en finir! sâĂ©cria Uncle Prudent, oui! en finir avec cet Albatros et son maĂźtre! »
On le voit, sous lâexcitation de la colĂšre, les deux collĂšgues â Uncle Prudent surtout â pouvaient ĂȘtre conduits Ă commettre les actes les plus tĂ©mĂ©raires et peut-ĂȘtre les plus contraires Ă leur propre sĂ»retĂ©.
Le sentiment de leur impuissance, le dĂ©dain ironique avec lequel les traitait Robur, les rĂ©ponses brutales quâil leur faisait, tout contribuait Ă tendre une situation dont lâaggravation Ă©tait chaque jour plus manifeste.
Ce jour mĂȘme, une nouvelle scĂšne faillit amener une altercation des plus regrettables entre Robur et les deux collĂšgues. Frycollin ne se doutait guĂšre quâil allait en ĂȘtre le provocateur.
En se voyant au-dessus de cette mer sans limites, le poltron fut repris dâune belle Ă©pouvante. Comme un enfant, comme un NĂšgre quâil Ă©tait, il se laissa aller Ă geindre, Ă protester, Ă crier, Ă se dĂ©mener en mille contorsions et grimaces.
« Je veux mâen aller!... Je veux mâen aller! criait-il. Je ne suis pas un oiseau !... Je ne suis pas fait pour voler!... Je veux quâon me remette Ă terre... tout de suite!... »
Il va sans dire que Uncle Prudent ne cherchait aucunement Ă le calmer, â au contraire. Aussi ces hurlements finirent-ils par impatienter singuliĂšrement Robur.
Or, comme Tom Turner et ses compagnons allaient procĂ©der aux manĆuvres de la pĂȘche, lâingĂ©nieur, pour se dĂ©barrasser de Frycollin, ordonna de lâenfermer dans son roufle. Mais le NĂšgre continua Ă se dĂ©battre, Ă frapper aux cloisons, Ă hurler de plus belle.
Il Ă©tait midi. En ce moment, lâAlbatros se tenait Ă cinq ou six mĂštres seulement du niveau de la mer. Quelques embarcations, Ă©pouvantĂ©es Ă sa vue, avaient pris la fuite. Cette portion de la Caspienne ne devait pas tarder Ă ĂȘtre dĂ©serte.
Comme on le pense bien, dans ces conditions oĂč ils nâauraient eu quâĂ piquer une tĂȘte pour fuir, les deux collĂšgues devaient ĂȘtre et Ă©taient lâobjet dâune surveillance spĂ©ciale. En admettant mĂȘme quâils se fussent jetĂ©s par-dessus le bord, on aurait bien su les reprendre avec le canot de caoutchouc de lâAlbatros. Donc, rien Ă faire pendant la pĂȘche, Ă laquelle Phil Evans crut devoir assister, tandis que Uncle Prudent, en perpĂ©tuel Ă©tat de rage, se retirait dans sa cabine.
On sait que la mer Caspienne est une dĂ©pression volcanique du sol. En ce bassin tombent les eaux de ces grands fleuves, le Volga, lâOural, le Kour, la Kouma, la Jemba et autres. Sans lâĂ©vaporation qui lui enlĂšve son trop-plein, ce trou, dâune superficie de dix-sept mille lieues carrĂ©es, dâune profondeur moyenne comprise entre soixante et quatre cents pieds, aurait inondĂ© les cĂŽtes du nord et de lâest, basses et marĂ©cageuses. Bien que cette cuvette ne soit en communication ni avec la mer Noire, ni avec la mer dâAral, dont les niveaux sont trĂšs supĂ©rieurs au sien, elle nâen nourrit pas moins un trĂšs grand nombre de poissons â de ceux, bien entendu, auxquels ne peuvent dĂ©plaire ses eaux dâune amertume prononcĂ©e, due au naphte quây dĂ©versent les sources de son extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale.
Or, en songeant Ă la variĂ©tĂ© que la pĂȘche pouvait apporter Ă son ordinaire, le personnel de lâAlbatros ne dissimulait pas le plaisir quâil allait y prendre.
« Attention! » cria Tom Turner, qui venait de harponner un poisson de belle taille, presque semblable à un requin.
CâĂ©tait un magnifique esturgeon, long de sept pieds, de cette espĂšce Belonga des Russes, dont les Ćufs, mĂ©langĂ©s de sel, de vinaigre et de vin blanc, forment le caviar. Peut-ĂȘtre les esturgeons pĂȘchĂ©s dans les fleuves sont-ils meilleurs que les esturgeons de mer; mais ceux-ci furent bien accueillis Ă bord de lâAlbatros.
Toutefois, ce qui rendit cette pĂȘche plus fructueuse encore, ce fut la traĂźne des chaluts qui ramassĂšrent, pĂȘle-mĂȘle, carpes, brĂšmes, saumons, brochets dâeaux salĂ©es, et surtout quantitĂ© de ces sterlets de moyenne taille que les riches gourmets font venir vivants dâAstrakan Ă Moscou et Ă PĂ©tersbourg. Ceux-ci allaient immĂ©diatement passer de leur Ă©lĂ©ment naturel dans les chaudiĂšres de lâĂ©quipage, sans frais de transport.
Les gens de Robur halaient joyeusement les filets, aprĂšs que lâAlbatros les avait promenĂ©s pendant plusieurs milles. Le Gascon François Tapage, hurlant de plaisir, justifiait bien son nom. Une heure de pĂȘche suffit Ă remplir les viviers de lâaĂ©ronef, qui remonta vers le nord.
Pendant cette halte, Frycollin nâavait cessĂ© de crier, de frapper aux parois de sa cabine, de faire en un mot un insupportable vacarme.
« Ce maudit NÚgre ne se taira donc pas! dit Robur, véritablement à bout de patience.
â Il me semble, monsieur, quâil a bien le droit de se plaindre! rĂ©pondit Phil Evans.
â Oui, comme moi jâai le droit dâĂ©pargner ce supplice Ă mes oreilles! rĂ©pliqua Robur.
â IngĂ©nieur Robur!... dit Uncle Prudent, qui venait dâapparaĂźtre sur la plate-forme.
â PrĂ©sident du Weldon-Institute ? »
Tous deux sâĂ©taient avancĂ©s lâun vers lâautre. Ils se regardaient dans le blanc des yeux.
Puis, Robur, haussant les épaules :
« A bout de corde! » dit-il.
Tom Turner avait compris. Frycollin fut tiré de sa cabine.
Quels cris il poussa, lorsque le contremaĂźtre et un de ses camarades le saisirent et lâattachĂšrent dans une sorte de baille, Ă laquelle ils fixĂšrent solidement lâextrĂ©mitĂ© dâun cĂąble!
CâĂ©tait prĂ©cisĂ©ment un de ces cĂąbles dont Uncle Prudent voulait faire lâusage que lâon sait.
Le NĂšgre avait cru dâabord quâil allait ĂȘtre pendu... Non! Il ne devait ĂȘtre que suspendu.
En effet, ce cùble fut déroulé au-dehors sur une longueur de cent pieds, et Frycollin se trouva balancé dans le vide.
Il pouvait crier Ă son aise maintenant. Mais, lâĂ©pouvante lâĂ©treignant au larynx, il resta muet.
Uncle Prudent et Phil Evans avaient voulu sâopposer Ă cette exĂ©cution ils furent repoussĂ©s.
« Câest une infamie!... Câest une lĂąchetĂ©! sâĂ©cria Uncle Prudent, qui Ă©tait hors de lui.
â Vraiment! rĂ©pondit Robur.
â Câest un abus de la force contre lequel je protesterai autrement que par des paroles!
â Protestez!
â Je me vengerai, ingĂ©nieur Robur!
â Vengez-vous, prĂ©sident du Weldon-Institute!
â Et de vous et des vĂŽtres! »
Les gens de lâAlbatros sâĂ©taient rapprochĂ©s dans des dispositions peu bienveillantes. Robur leur fit signe de sâĂ©loigner.
« Oui!... De vous et des vÎtres!.., reprit Uncle Prudent, que son collÚgue essayait en vain de calmer.
â Quand il vous plaira! rĂ©pondit lâingĂ©nieur.
â Et par tous les moyens possibles!
â Assez! dit alors Robur dâun ton menaçant, assez! Il y a dâautres cĂąbles Ă bord! Taisez-vous, ou, sinon, tout comme le valet, le maĂźtre! »
Uncle Prudent se tut, non par crainte, mais parce quâil fut pris dâune telle suffocation que Phil Evans dut lâemmener dans sa cabine.
Cependant, depuis une heure, le temps sâĂ©tait singuliĂšrement modifiĂ©. Il y avait des symptĂŽmes auxquels on ne pouvait se mĂ©prendre. Un orage menaçait. La saturation Ă©lectrique de lâatmosphĂšre Ă©tait portĂ©e Ă un tel point que, vers deux heures et demie, Robur fut tĂ©moin dâun phĂ©nomĂšne quâil nâavait jamais observĂ©.
Dans le nord, dâoĂč venait lâorage, montaient des volutes de vapeurs quasi lumineuses, â ce qui Ă©tait certainement dĂ» Ă la variation de la charge Ă©lectrique des diverses couches de nuages.
Le reflet de ces bandes faisait courir, Ă la surface de la mer, des myriades de lueurs, dont lâintensitĂ© devenait dâautant plus vive que le ciel commençait Ă sâassombrir.
LâAlbatros et le mĂ©tĂ©ore ne devaient pas tarder Ă se rencontrer, puisquâils allaient lâun au-devant de lâautre.
Et Frycollin? Eh bien, Frycollin Ă©tait toujours Ă la remorque, â et remorque est le mot juste, car le cĂąble faisait un angle assez ouvert avec lâappareil lancĂ© Ă une vitesse de cent kilomĂštres, ce qui laissait la baille quelque peu en arriĂšre.
Que lâon juge de son Ă©pouvante, lorsque les Ă©clairs commencĂšrent Ă sillonner lâespace autour de lui, tandis que le tonnerre roulait ses Ă©clats dans les profondeurs du ciel.
Tout le personnel du bord sâoccupait Ă manĆuvrer en vue de lâorage, soit pour sâĂ©lever plus haut que lui, soit pour le distancer en se lançant Ă travers les couches infĂ©rieures.
LâAlbatros se trouvait alors Ă sa hauteur moyenne âmille mĂštres environ, â quand Ă©clata un coup de foudre dâune violence extrĂȘme. La rafale sâĂ©leva soudain. En quelques secondes, les nuages en feu se prĂ©cipitĂšrent sur lâaĂ©ronef.
Phil Evans vint alors intercĂ©der en faveur de Frycollin et demander quâon le ramenĂąt Ă bord.
Mais Robur nâavait point attendu cette dĂ©marche. Ses ordres Ă©taient donnĂ©s. DĂ©jĂ on sâoccupait de haler la corde sur la plate-forme, quand, tout Ă coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la rotation des hĂ©lices suspensives.
Robur bondit vers le roufle central
« Force ! ... Force ! ... cria-t-il au mĂ©canicien. Il faut monter rapidement et plus haut que lâorage!
â Impossible, maĂźtre!
â Quây a-t-il?
â Les courants sont troublĂ©s!... Il se fait des intermittences!...»
Et de fait, lâAlbatros sâabaissait sensiblement.
Ainsi quâil arrive pour les courants des fils tĂ©lĂ©graphiques pendant les orages, le fonctionnement Ă©lectrique nâopĂ©rait plus quâincomplĂštement dans les accumulateurs de lâaĂ©ronef. Mais, ce qui nâest quâun inconvĂ©nient quand il sâagit de dĂ©pĂȘches, ici, câĂ©tait un effroyable danger, câĂ©tait lâappareil prĂ©cipitĂ© dans la mer, sans quâon pĂ»t sâen rendre maĂźtre.
« Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone électrique! Allons, enfants, du sang-froid! »
LâingĂ©nieur Ă©tait montĂ© sur son banc de quart. Les hommes, Ă leur poste, se tenaient prĂȘts Ă exĂ©cuter les ordres du maĂźtre.
LâAlbatros, bien quâil se fĂ»t abaissĂ© de quelques centaines de pieds, Ă©tait encore plongĂ© dans le nuage, au milieu des Ă©clairs qui se croisaient comme les piĂšces dâun feu dâartifice. CâĂ©tait Ă croire quâil allait ĂȘtre foudroyĂ©. Les hĂ©lices se ralentissaient encore, et ce qui nâavait Ă©tĂ© jusque-lĂ quâune descente un peu rapide menaçait de devenir une chute.
Enfin, en moins dâune minute, il Ă©tait manifeste quâil serait arrivĂ© au niveau de la mer. Une fois immergĂ©, aucune puissance nâaurait pu lâarracher de cet abĂźme.
Soudain la nuĂ©e Ă©lectrique apparut au-dessus de lui. LâAlbatros nâĂ©tait plus alors quâĂ soixante pieds de la crĂȘte des lames. En deux ou trois secondes, elles auraient noyĂ© la plate-forme.
Mais, Robur, saisissant lâinstant propice, se prĂ©cipita vers le roufle central, il saisit les leviers de mise en train, il lança le courant des piles que ne neutralisait plus la tension Ă©lectrique de lâatmosphĂšre ambiante... En un instant, il eut rendu Ă ses hĂ©lices leur vitesse normale, arrĂȘtĂ© la chute, maintenu lâAlbatros Ă petite hauteur, pendant que ses propulseurs lâentraĂźnaient loin de lâorage, quâil ne tarda pas Ă dĂ©passer.
Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain forcé,
â pendant quelques secondes seulement. Lorsquâil fut ramenĂ© Ă bord, il Ă©tait mouillĂ© comme sâil eĂ»t plongĂ© jusquâau fond des mers. On le croira sans peine, il ne criait plus.
Le lendemain, 4 juillet, lâAlbatros avait franchi la limite septentrionale de la Caspienne.
Si jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer Ă tout espoir de sâĂ©chapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fĂ»t moins facile durant cette traversĂ©e de lâEurope? Câest possible. Il savait, dâailleurs, quâils Ă©taient dĂ©cidĂ©s Ă tout pour sâenfuir.
Quoi quâil en soit, toute tentative eĂ»t alors Ă©tĂ© un suicide. Que lâon saute dâun express, marchant avec une vitesse de cent kilomĂštres Ă lâheure, ce nâest peut-ĂȘtre que risquer sa vie, mais, dâun rapide, lancĂ© Ă raison de deux cents kilomĂštres, ce serait vouloir la mort.
Or, câest prĂ©cisĂ©ment cette vitesse â le maximum dont il pĂ»t disposer â qui fut imprimĂ©e Ă lâAlbatros. Elle dĂ©passait le vol de lâhirondelle, soit cent quatre-vingts kilomĂštres Ă lâheure.
Depuis quelque temps, on a dĂ» le remarquer, les vents du nord-est dominaient avec une persistance trĂšs favorable Ă la direction de lâAlbatros, puisquâil marchait dans le mĂȘme sens, câest-Ă -dire dâune façon gĂ©nĂ©rale vers lâouest. Mais, ces vents commençant Ă se calmer, il devint bientĂŽt impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupĂ©e par la rapiditĂ© du dĂ©placement. Les deux collĂšgues, Ă un certain moment, eussent mĂȘme Ă©tĂ© jetĂ©s par-dessus le bord, sâils nâavaient Ă©tĂ© acculĂ©s contre leur roufle par la pression de lâair.
Heureusement, Ă travers les hublots de sa cage, le timonier les aperçut, et une sonnerie Ă©lectrique prĂ©vint les hommes, renfermĂ©s dans le poste de lâavant.
Quatre dâentre eux se glissĂšrent aussitĂŽt vers lâarriĂšre, en rampant sur la plate-forme.
Que ceux qui se sont trouvĂ©s en mer sur un navire debout au vent, pendant quelque tempĂȘte, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait ĂȘtre la violence dâune pareille pression. Seulement, ici, câĂ©tait lâAlbatros qui la crĂ©ait par son incomparable vitesse.
En somme, il fallut ralentir la marche â ce qui permit Ă Uncle Prudent et Ă Phil Evans de regagner leur cabine. A lâintĂ©rieur de ses roufles, ainsi que lâavait dit lâingĂ©nieur, lâAlbatros emportait avec lui une atmosphĂšre parfaitement respirable.
Mais quelle soliditĂ© avait donc cet appareil, pour quâil pĂ»t rĂ©sister Ă un pareil dĂ©placement! CâĂ©tait prodigieux. Quant aux propulseurs de lâavant et de lâarriĂšre, on ne les voyait mĂȘme plus tourner. CâĂ©tait avec une infinie puissance de pĂ©nĂ©tration quâils se vissaient dans la couche dâair.
La derniĂšre ville, observĂ©e du bord, avait Ă©tĂ© Astrakan, situĂ©e presque Ă lâextrĂ©mitĂ© nord de la Caspienne.
LâEtoile du DĂ©sert â sans doute quelque poĂšte russe lâa appelĂ©e ainsi â est maintenant descendue de la premiĂšre Ă la cinquiĂšme ou sixiĂšme grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montrĂ© ses vieilles murailles couronnĂ©es de crĂ©neaux inutiles, ses antiques tours au centre de la citĂ©, ses mosquĂ©es contiguĂ«s Ă des Ă©glises de style moderne, sa cathĂ©drale dont les cinq dĂŽmes, dorĂ©s et semĂ©s dâĂ©toiles bleues, semblaient dĂ©coupĂ©s dans un morceau de firmament, â le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilomĂštres.
Puis, Ă partir de ce point, le vol de lâAlbatros ne fut plus quâune sorte de chevauchĂ©e Ă travers les hauteurs du ciel, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© attelĂ© de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue dâun seul coup dâaile.
Il Ă©tait dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque lâaĂ©ronef pointa dans le nord-ouest en suivant Ă peu prĂšs la vallĂ©e du Volga. Les steppes du Don et de lâOural filaient de chaque cĂŽtĂ© du fleuve. Sâil eĂ»t Ă©tĂ© possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, Ă peine aurait-on eu le temps dâen compter les villes et villages. Enfin, le soir venu, lâaĂ©ronef dĂ©passait Moscou, sans mĂȘme saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevĂ© les deux mille kilomĂštres qui sĂ©parent Astrakan de lâancienne capitale de toutes les Russies.
De Moscou Ă PĂ©tersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilomĂštres. CâĂ©tait donc lâaffaire dâune demi-journĂ©e. Aussi, lâAlbatros, exact comme un express, atteignit-il PĂ©tersbourg et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clartĂ© de la nuit, sous cette haute latitude quâabandonne si peu le soleil de juin, permit dâembrasser un instant lâensemble de cette vaste capitale.
Puis, ce furent le golfe de Finlande, lâarchipel dâAbo, la Baltique, la SuĂšde Ă la latitude de Stockholm, la NorvĂšge Ă la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomĂštres! En vĂ©ritĂ©, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine nâeĂ»t Ă©tĂ© capable dĂ©sormais dâenrayer la vitesse de lâAlbatros, comme si la rĂ©sultante de sa force de projection et de lâattraction terrestre lâeĂ»t maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe.
Il sâarrĂȘta, cependant, et prĂ©cisĂ©ment au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en NorvĂšge. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable rĂ©gion du Telemark, fut comme une borne gigantesque quâil ne devait pas dĂ©passer dans lâouest.
Aussi, Ă partir de ce point, lâAlbatros revint-il franchement vers le sud, sans modĂ©rer sa vitesse.
Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin? Frycollin demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux quâil pouvait, sauf aux heures des repas.
François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs.
« Eh! eh! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus!... Faut pas te gĂȘner pourtant!... Tu en serais quitte pour deux heures de suspension!... Hein !... avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain dâair pour les rhumatismes!
â Il me semble que tout se disloque! rĂ©pĂ©tait Frycollin.
â Peut-ĂȘtre bien, mon brave Fry! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions mĂȘme plus tomber!... VoilĂ qui est rassurant!
â Vous croyez?
â Foi de Gascon! »
Pour dire le vrai, et sans rien exagĂ©rer comme François Tapage, il Ă©tait certain que, grĂące Ă cette rapiditĂ©, le travail des hĂ©lices suspensives Ă©tait quelque peu amoindri. LâAlbatros glissait sur la couche dâair Ă la maniĂšre dâune fusĂ©e Ă la CongrĂšve.
« Et ça durera longtemps comme cela? demandait Frycollin.
â Longtemps ?... Oh non! rĂ©pondait le maĂźtre coq. Simplement toute la vie!
â Ah! faisait le NĂšgre en recommençant ses lamentations.
â Prends garde, Fry, prends garde! sâĂ©criait alors François Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maĂźtre pourrait bien tâenvoyer Ă la balançoire! »
Et Frycollin, en mĂȘme temps que les morceaux quâil mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs.
Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui nâĂ©taient point gens Ă rĂ©criminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il Ă©tait Ă©vident que la fuite ne pouvait plus sâeffectuer. Toutefois, sâil nâĂ©tait pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir Ă ses habitants ce quâĂ©taient devenus, depuis leur disparition, le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute, par qui ils avaient Ă©tĂ© enlevĂ©s, Ă bord de quelle machine volante ils Ă©taient dĂ©tenus, et provoquer peut-ĂȘtre â de quelle façon, grand Dieu! â une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux mains de ce Robur?
Correspondre ?... Et comment? Suffirait-il donc dâimiter les marins en dĂ©tresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent Ă la mer?
Mais ici, la mer, câĂ©tait lâatmosphĂšre. La bouteille nây surnagerait pas. A moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crĂąne, elle risquerait de nâĂȘtre jamais retrouvĂ©e.
En somme, les deux collĂšgues nâavaient que ce moyen Ă leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand Uncle Prudent eut une autre idĂ©e. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce lĂ©ger dĂ©faut Ă un AmĂ©ricain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualitĂ© de priseur, il possĂ©dait une tabatiĂšre, â vide maintenant. Cette tabatiĂšre Ă©tait en aluminium. Une fois lancĂ©e au-dehors, si quelque honnĂȘte citoyen la trouvait, il la ramasserait; sâil la ramassait, il la porterait Ă un bureau de police, et, lĂ , on prendrait connaissance du document destinĂ© Ă faire connaĂźtre la situation des deux victimes de Robur-le-ConquĂ©rant.
Câest ce qui fut fait. La note Ă©tait courte, mais elle disait tout et donnait lâadresse du Weldon-Institute, avec priĂšre de faire parvenir.
Puis, Uncle Prudent, aprĂšs y avoir glissĂ© la note, entoura la tabatiĂšre dâune Ă©paisse bande de laine solidement ficelĂ©e, autant pour lâempĂȘcher de sâouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il nây avait plus quâĂ attendre une occasion favorable.
En rĂ©alitĂ©, la manĆuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse traversĂ©e de lâEurope, câĂ©tait de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme, au risque dâĂȘtre emportĂ©, et cela secrĂštement. Dâautre part, il ne fallait pas que la tabatiĂšre tombĂąt en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours dâeau. Elle eĂ»t Ă©tĂ© perdue.
Toutefois, il nâĂ©tait pas impossible que les deux collĂšgues rĂ©ussissent par ce moyen Ă rentrer en communication avec le monde habitĂ©.
Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et profiter, soit dâune diminution de la vitesse, soit dâune halte, pour sortir du roufle. Peut-ĂȘtre pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la prĂ©cieuse tabatiĂšre que sur une ville.
Dâailleurs, quand bien mĂȘme toutes ces conditions se fussent alors rencontrĂ©es, le projet nâaurait pas pu ĂȘtre mis Ă exĂ©cution, â ce jour lĂ du moins.
LâAlbatros, en effet, aprĂšs avoir quittĂ© la terre norvĂ©gienne Ă la hauteur du Gousta, avait appuyĂ© vers le sud. Il suivait prĂ©cisĂ©ment le zĂ©ro de longitude qui nâest autre, en Europe, que le mĂ©ridien de Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupĂ©faction bien naturelle Ă bord de ces milliers de bĂątiments qui font le cabotage entre lâAngleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatiĂšre ne tombait pas sur le pont mĂȘme de lâun de ces navires, il y avait bien des chances pour quâelle sâen allĂąt par le fond.
Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligĂ©s dâattendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi quâon va le voir, une excellente occasion devait bientĂŽt sâoffrir Ă eux.
A dix heures du soir, lâAlbatros venait dâatteindre les cĂŽtes de France, Ă peu prĂšs Ă la hauteur de Dunkerque. La nuit Ă©tait assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux Ă©lectriques avec ceux de Douvres, dâune rive Ă lâautre du dĂ©troit du Pas-de-Calais. Puis lâAlbatros sâavança au-dessus du territoire français, en se maintenant Ă une moyenne altitude de mille mĂštres.
Sa vitesse nâavait point Ă©tĂ© modĂ©rĂ©e. Il passait comme une bombe au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. CâĂ©taient, sur ce mĂ©ridien de Paris, aprĂšs Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit dĂ©vier de la ligne droite. Câest ainsi que, vers minuit, il arriva au-dessus de la « Ville LumiĂšre », qui mĂ©rite ce nom mĂȘme quand ses habitants sont couchĂ©s â ou devraient lâĂȘtre.
Par quelle Ă©trange fantaisie lâingĂ©nieur fut-il portĂ© Ă faire halte au-dessus de la citĂ© parisienne? on ne sait. Ce qui est certain, câest que lâAlbatros sâabaissa de maniĂšre Ă ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de lâair ambiant sur la plate-forme.
Uncle Prudent et Phil Evans nâeurent garde de manquer lâexcellente occasion qui leur Ă©tait offerte. Tous deux, aprĂšs avoir quittĂ© leur roufle, cherchĂšrent Ă sâisoler, afin de pouvoir choisir lâinstant le plus propice. Il fallait surtout Ă©viter dâĂȘtre vu.
LâAlbatros, semblable Ă un gigantesque scarabĂ©e, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment Ă©clairĂ©s alors par les appareils Edison. JusquâĂ lui montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planer Ă la hauteur des plus hauts monuments, comme sâil eĂ»t voulu heurter la boule du PanthĂ©on ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du TrocadĂ©ro jusquâĂ la tour mĂ©tallique du Champ-de-Mars, dont lâĂ©norme rĂ©flecteur inondait toute la capitale de lueurs Ă©lectriques.
Cette promenade aĂ©rienne, cette flĂąnerie de noctambule, dura une heure environ. CâĂ©tait comme une halte dans les airs, avant la reprise de lâinterminable voyage.
Et mĂȘme lâingĂ©nieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle dâun mĂ©tĂ©ore que nâavaient point prĂ©vu ses astronomes. Les fanaux de lâAlbatros furent mis en activitĂ©. Deux gerbes brillantes se promenĂšrent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant dâimmenses houppes de lumiĂšre dâun horizon Ă lâautre.
Certes, lâAlbatros avait Ă©tĂ© vu, cette fois, â non seulement bien vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la citĂ© une Ă©clatante fanfare. A ce moment, Uncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatiĂšre...
Presque aussitĂŽt lâAlbatros sâĂ©leva rapidement.
Alors, Ă travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, â hurrah de stupĂ©faction qui sâadressait au fantaisiste mĂ©tĂ©ore.
Soudain, les fanaux de lâaĂ©ronef sâĂ©teignirent, lâombre se refit autour de lui en mĂȘme temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilomĂštres Ă lâheure.
CâĂ©tait tout ce quâon devait voir de la capitale de la France.
A quatre heures du matin, lâAlbatros avait traversĂ© obliquement tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps Ă franchir les PyrĂ©nĂ©es ou les Alpes, il se glissa Ă la surface de la Provence jusquâĂ la pointe du cap dâAntibes. A neuf heures, les San-Pietrini, assemblĂ©s sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient Ă©bahis en le voyant passer au-dessus de la Ville Ă©ternelle. Deux heures aprĂšs, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du VĂ©suve. Enfin, aprĂšs avoir coupĂ© la MĂ©diterranĂ©e dâun vol oblique, dĂšs la premiĂšre heure de lâaprĂšs-midi, il Ă©tait signalĂ© par les vigies de la Goulette, sur la cĂŽte tunisienne.
AprĂšs lâAmĂ©rique, lâAsie! AprĂšs lâAsie, lâEurope! CâĂ©taient plus de trente mille kilomĂštres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours!
Et maintenant, le voilĂ qui sâengage au-dessus des rĂ©gions connues ou inconnues de la terre dâAfrique!
Peut-ĂȘtre veut-on savoir ce quâĂ©tait devenue la fameuse tabatiĂšre, aprĂšs sa chute?
La tabatiĂšre Ă©tait tombĂ©e rue de Rivoli, en face du numĂ©ro 210, au moment oĂč cette rue se trouvait dĂ©serte. Le lendemain, elle fut ramassĂ©e par une honnĂȘte balayeuse qui sâempressa de la porter Ă la PrĂ©fecture de Police.
LĂ , prise tout dâabord pour un engin explosif, elle fut dĂ©ficelĂ©e, dĂ©veloppĂ©e, ouverte avec une extrĂȘme prudence.
Soudain une sorte dâexplosion se fit... Un Ă©ternuement formidable que nâavait pu retenir le chef de la SĂ»retĂ©.
Le document fut alors tiré de la tabatiÚre, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit
« Uncle Prudent et Phil Evans, prĂ©sident et secrĂ©taire du Weldon-Institute de Philadelphie, enlevĂ©s dans lâaĂ©ronef Albatros de lâingĂ©nieur Robur.
« Faire part aux amis et connaissances.
« U. P. et P. E. »
CâĂ©tait lâinexplicable phĂ©nomĂšne enfin expliquĂ© aux habitants des Deux Mondes. CâĂ©tait le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent Ă la surface du globe terrestre.
A cette Ă©tape du voyage de circumnavigation de lâAlbatros, il est certainement permis de se poser les questions suivantes :
Quâest-ce donc, ce Robur, dont on ne connaĂźt que le nom jusquâici? Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aĂ©ronef ne se repose-t-il jamais? Nâa-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, sâil nâa pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? Il serait Ă©tonnant quâil nâen fĂ»t pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.
Accessoirement, quâest-ce que lâingĂ©nieur compte faire de ses deux embarrassants prisonniers? PrĂ©tend-il les garder en son pouvoir, les condamner Ă lâaviation Ă perpĂ©tuitĂ©? Ou bien, aprĂšs les avoir encore promenĂ©s au-dessus de lâAfrique, de lâAmĂ©rique du Sud, de lâAustralasie, de lâocĂ©an Indien, de lâAtlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgrĂ© eux, a-t-il lâintention de leur rendre la libertĂ© en disant:
«Maintenant, messieurs, jâespĂšre que vous vous montrerez moins incrĂ©dules Ă lâendroit du «Plus lourd que lâair!»
A ces questions, il est encore impossible de rĂ©pondre. Câest le secret de lâavenir. Peut-ĂȘtre sera-t-il dĂ©voilĂ© un jour!
En tout cas, ce nid, lâoiseau Robur ne se mĂźt pas en quĂȘte de le chercher sur la frontiĂšre septentrionale de lâAfrique. Il se plut Ă passer la fin de cette journĂ©e au-dessus de la rĂ©gence de Tunis, depuis le cap Bon jusquâau cap Carthage, tantĂŽt voletant, tantĂŽt planant au grĂ© de ses caprices. Un peu aprĂšs, il gagna vers lâintĂ©rieur et enfila lâadmirable vallĂ©e de la Medjerda, en suivant son cours jaunĂątre, perdu entre les buissons de cactus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchĂ©es sur les fils tĂ©lĂ©graphiques, semblent attendre les dĂ©pĂȘches au passage pour les emporter sous leurs ailes!
Puis, la nuit venue, lâAlbatros se balança au-dessus des frontiĂšres de la Kroumirie, et, sâil restait encore un Kroumir, celui-lĂ ne manqua pas de tomber la face contre terre et dâinvoquer Allah Ă lâapparition de cet aigle gigantesque.
Le lendemain matin, ce fut BÎne et les gracieuses collines de ses environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps verdoyants hérissent toute cette campagne, qui semble avoir été découpée dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne.
Cette promenade de cinq cents kilomĂštres, au-dessus de la grande et de la petite Kabylie, se termina vers midi Ă la hauteur de la Kasbah dâAlger. Quel spectacle pour les passagers de lâaĂ©ronef! la rade ouverte entre le cap Matifou et la pointe Pescade, ce littoral meublĂ© de palais, de marabouts, de villas, ces vallĂ©es capricieuses, revĂȘtues de leurs manteaux de vignobles, cette MĂ©diterranĂ©e, si bleue, sillonnĂ©e de transatlantiques qui ressemblaient Ă des canots Ă vapeur! Et ce fut ainsi jusquâĂ Oran la pittoresque, dont les habitants, attardĂ©s au milieu des jardins de la citadelle, purent voir lâAlbatros se confondre avec les premiĂšres Ă©toiles du soir.
Si Uncle Prudent et Phil Evans se demandĂšrent Ă quelle fantaisie obĂ©issait lâingĂ©nieur Robur en promenant leur prison volante au-dessus de la terre algĂ©rienne â cette continuation de la France de lâautre cĂŽtĂ© dâune mer qui a mĂ©ritĂ© le nom de lac français â, ils durent penser que sa fantaisie Ă©tait satisfaite, deux heures aprĂšs le coucher du soleil. Un coup de barre du timonier venait dâenvoyer lâAlbatros vers le sud-est, et, le lendemain, aprĂšs sâĂȘtre dĂ©gagĂ© de la partie montagneuse du Tell, il vit lâastre du jour se lever sur les sables du Sahara.
Voici quel fut lâitinĂ©raire de la journĂ©e du 8 juillet. Vue de la petite bourgade de GĂ©ryville, crĂ©Ă©e comme Laghouat, sur la limite du dĂ©sert, pour faciliter la conquĂȘte ultĂ©rieure du Sahara. â Passage du col de Stillen, non sans quelque difficultĂ©, contre une brise assez violente. TraversĂ©e du dĂ©sert, tantĂŽt avec lenteur, au-dessus des verdoyantes oasis ou des ksours, tantĂŽt avec une rapiditĂ© fougueuse qui distançait le vol des gypaĂštes. Plusieurs fois mĂȘme, il fallut faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou quinze, ne craignaient pas de se prĂ©cipiter sur lâaĂ©ronef, Ă lâextrĂȘme Ă©pouvante de Frycollin.
Mais, si les gypaĂštes ne pouvaient rĂ©pondre que par des cris effroyables, par des coups de bec et de patte, les indigĂšnes, non moins sauvages, ne lui Ă©pargnĂšrent pas les coups de fusil, surtout quand il eut dĂ©passĂ© la montagne de Sel, dont la charpente, verte et violette, perçait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand Sahara. LĂ gisaient encore les restes des bivacs dâAbd el-Kader. LĂ , le pays est toujours dangereux au voyageur europĂ©en, principalement dans la confĂ©dĂ©ration du Beni-Mzal.
LâAlbatros dut alors regagner de plus hautes zones, afin dâĂ©chapper Ă une saute de simoun qui promenait une lame de sable rougeĂątre Ă la surface du sol, comme eĂ»t fait un raz de marĂ©e Ă la surface de lâOcĂ©an. Ensuite les plateaux dĂ©solĂ©s de la Chebka Ă©talĂšrent leur ballast de laves noirĂątres jusquâĂ la fraĂźche et verte vallĂ©e dâAin-Massin. On se figurerait difficilement la variĂ©tĂ© de ces territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux collines couvertes dâarbres et dâarbustes succĂ©daient de longues ondulations grisĂątres, drapĂ©es comme les plis dâun burnous arabe dont les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient des « oueds » aux eaux torrentueuses, des forĂȘts de palmiers, des pĂątĂ©s de petites huttes groupĂ©es sur un mamelon, autour dâune mosquĂ©e, entre autres Metliti, oĂč vĂ©gĂšte un chef religieux, le grand Marabout Sidi Chick.
Avant la nuit, quelques centaines de kilomĂštres furent enlevĂ©es au-dessus dâun territoire assez plat, sillonnĂ© de grandes dunes. Si lâAlbatros eĂ»t voulu faire halte, il aurait alors atterri dans les bas-fonds de lâoasis de Ouargla, blottie sous une immense forĂȘt de palmiers. La ville se montra trĂšs visiblement avec ses trois quartiers distincts, lâancien palais du sultan, sorte de Kasbah fortifiĂ©e, ses maisons construites en briques que le soleil sâest chargĂ© de cuire, et ses puits artĂ©siens, forĂ©s dans la vallĂ©e, oĂč lâaĂ©ronef eĂ»t pu refaire sa provision liquide. Mais, grĂące Ă son extraordinaire vitesse, les eaux de lâHydaspe, puisĂ©es dans la vallĂ©e de Cachemir, remplissaient encore ses charniers au milieu des dĂ©serts de lâAfrique.
LâAlbatros fut-il vu des Arabes, des Mozabites et des NĂšgres qui se partagent lâoasis de Ouargla? A coup sĂ»r, puisquâil fut saluĂ© de quelques centaines de coups de fusil, dont les balles retombĂšrent sans avoir pu lâatteindre.
Puis la nuit vint, cette nuit silencieuse du désert, dont Félicien David a si poétiquement noté tous les secrets.
Pendant les heures suivantes, on redescendit dans le sud-ouest, en coupant les routes dâEl GolĂ©a, dont lâune a Ă©tĂ© reconnue, en 1859, par lâintrĂ©pide Français Duveyrier.
LâobscuritĂ© Ă©tait profonde. On ne put rien voir du railway transsaharien en construction dâaprĂšs le projet Duponchel, â long ruban de fer qui doit relier Alger Ă Tombouctou par Laghouat, Gardaia, et atteindre plus tard le golfe de GuinĂ©e.
LâAlbatros entra alors dans la rĂ©gion Ă©quatoriale, au-delĂ du tropique du Cancer. A mille kilomĂštres de la frontiĂšre septentrionale du Sahara, il franchissait la route oĂč le major Laing trouva la mort en 1846; il coupait le chemin des caravanes du Maroc au Soudan, et, sur cette portion du dĂ©sert quâĂ©cument les Touaregs, il entendait ce quâon appelle le « chant des sables », murmure doux et plaintif qui semble sâĂ©chapper du sol.
Un seul incident : une nuĂ©e de sauterelles sâĂ©leva dans lâespace, et il en tomba une telle cargaison Ă bord que le navire aĂ©rien menaça de « sombrer ». Mais on se hĂąta de rejeter cette surcharge, sauf quelques centaines dont François Tapage fit provision. Et il les accommoda dâune façon si succulente, que Frycollin en oublia un instant ses transes perpĂ©tuelles.
« Ăa vaut les crevettes! » disait-il.
On Ă©tait alors Ă dix-huit cents kilomĂštres de lâoasis dâOuargla, presque sur la limite nord de cet immense royaume du Soudan.
Aussi, vers deux heures aprĂšs midi, une citĂ© apparut dans le coude dâun grand fleuve: Le fleuve, câĂ©tait le Niger. La citĂ©, câĂ©tait Tombouctou.
Si, jusquâalors, il nây avait eu Ă visiter cette Meckke africaine que des voyageurs de lâAncien Monde, les Batouta, les Khazan, les Imbert, les Mungo-Park, les Adams, les Laing, les CaillĂ©, les Barth, les Lenz, ce jour-lĂ , par les hasards de la plus singuliĂšre aventure, deux AmĂ©ricains allaient pouvoir en parler de visu, de auditu et mĂȘme de olfactu, Ă leur retour en AmĂ©rique, â sâils devaient jamais y revenir.
De visu, parce que leur regard put se porter sur tous les points de ce triangle de cinq Ă six kilomĂštres, que forme la ville; â de auditu, parce que ce jour Ă©tait un jour de grand marchĂ© et quâil sây faisait un bruit effroyable; â de olfactu, parce que le nerf olfactif ne pouvait ĂȘtre que trĂšs dĂ©sagrĂ©ablement affectĂ© par les odeurs de la place de Youbou-Kamo, oĂč sâĂ©lĂšve la halle aux viandes, prĂšs du palais des anciens rois So-maĂŻs.
En tout cas, lâingĂ©nieur ne crut pas devoir laisser ignorer au prĂ©sident et au secrĂ©taire du Weldon-Institute quâils avaient lâheur extrĂȘme de contempler la Reine du Soudan, maintenant au pouvoir des Touaregs de Taganet.
« Messieurs, Tombouctou! » leur dit-il du mĂȘme ton quâil leur avait dĂ©jĂ dit, douze jours avant : « LâInde, messieurs! »
Puis, il continua :
« Tombouctou, par 18° de latitude nord et 5°56â de longitude Ă lâouest du mĂ©ridien de Paris, avec une cote de deux cent quarante-cinq mĂštres au-dessus du niveau moyen de la mer. Importante citĂ© de douze Ă treize mille habitants, jadis illustrĂ©e par lâart et la science! â Peut-ĂȘtre auriez-vous le dĂ©sir dây faire halte pendant quelques jours? »
Une pareille proposition ne pouvait ĂȘtre quâironiquement faite par lâingĂ©nieur.
« Mais, reprit-il, ce serait dangereux pour des Ă©trangers, au milieu des NĂšgres, des BerbĂšres, des Foullanes et des Arabes qui lâoccupent â surtout si jâajoute que notre arrivĂ©e en aĂ©ronef pourrait bien leur dĂ©plaire.
â Monsieur, rĂ©pondit Phil Evans sur le mĂȘme ton, pour avoir le plaisir de vous quitter, nous risquerions volontiers dâĂȘtre mal reçus de ces indigĂšnes. Prison pour prison, mieux vaut Tombouctou que lâAlbatros!
â Cela dĂ©pend des goĂ»ts, rĂ©pliqua lâingĂ©nieur. En tout cas, je ne tenterai pas lâaventure, car je rĂ©ponds de la sĂ©curitĂ© des hĂŽtes qui me font lâhonneur de voyager avec moi...
â Ainsi donc, ingĂ©nieur Robur, dit Uncle Prudent, dont lâindignation Ă©clatait, vous ne vous contentez pas dâĂȘtre notre geĂŽlier? A lâattentat vous joignez lâinsulte?
â Oh! lâironie tout au plus!
â Nây a-t-il donc pas dâarmes Ă bord?
â Si, tout un arsenal!
â Deux revolvers suffiraient si jâen tenais un, monsieur, et si vous teniez lâautre!
â Un duel! sâĂ©cria Robur, un duel, qui pourrait amener la mort de lâun de nous!
â Qui lâamĂšnerait certainement!
â Eh bien, non, prĂ©sident du Weldon-Institute! Je prĂ©fĂšre de beaucoup vous garder vivant!
â Pour ĂȘtre plus sĂ»r de vivre vous-mĂȘme! Cela est sage!
â Sage ou non, câest ce qui me convient. Libre Ă vous de penser autrement et de vous plaindre Ă qui de droit, si vous le pouvez.
â Câest fait, ingĂ©nieur Robur!
â Vraiment?
â Etait-il donc si difficile, lorsque nous traversions les parties habitĂ©es de lâEurope, de laisser tomber un document...
â Vous auriez fait cela? dit Robur, emportĂ© par un irrĂ©sistible mouvement de colĂšre.
â Et si nous lâavions fait?
â Si vous lâaviez fait... vous mĂ©riteriez...
â Quoi donc, monsieur lâingĂ©nieur?
â Dâaller rejoindre votre document par-dessus le bord!
â Jetez-nous donc! sâĂ©cria Uncle Prudent. Nous lâavons fait! »
Robur sâavança sur les deux collĂšgues. A un geste de lui, Tom Turner et quelques-uns de ses camarades Ă©taient accourus. Oui! lâingĂ©nieur eut une furieuse envie de mettre sa menace Ă exĂ©cution, et, sans doute, de peur dây succomber, il rentra prĂ©cipitamment dans sa cabine.
« Bien! dit Phil Evans.
â Et ce quâil nâa pas osĂ© faire, rĂ©pondit Uncle Prudent, je lâoserai, moi! Oui! je le ferai! »
En ce moment, la population de Tombouctou sâamassait au milieu des places, Ă travers les rues, sur les terrasses des maisons bĂąties en amphithĂ©Ăątre. Dans les riches quartiers de Sankore et de Sarahama, comme dans les misĂ©rables huttes coniques du Raguidi, les prĂȘtres lançaient du haut des minarets leurs plus violentes malĂ©dictions contre le monstre aĂ©rien. CâĂ©tait plus inoffensif que des balles de fusils.
Il nâĂ©tait pas jusquâau port de Kabara, situĂ© dans le coude du Niger, oĂč le personnel des flottilles ne fĂ»t en mouvement. Certes, si lâAlbatros eĂ»t pris terre, il aurait Ă©tĂ© mis en piĂšces.
Pendant quelques kilomĂštres, des bandes criardes de cigognes, de francolins et dâibis lâescortĂšrent en luttant de vitesse avec lui; mais son vol rapide les eut bientĂŽt distancĂ©s.
Le soir venu, lâair fut troublĂ© par le mugissement de nombreux troupeaux dâĂ©lĂ©phants et de buffles, qui parcouraient ce territoire, dont la fĂ©conditĂ© est vraiment merveilleuse.
Durant vingt-quatre heures, toute la rĂ©gion, renfermĂ©e entre le mĂ©ridien zĂ©ro et le deuxiĂšme degrĂ© dans le crochet du Niger, se dĂ©roula sous lâAlbatros.
En vĂ©ritĂ©, si quelque gĂ©ographe avait eu Ă sa disposition un semblable appareil, avec quelle facilitĂ© il aurait pu faire le levĂ© topographique de ce pays, obtenir des cotes dâaltitude, fixer le cours des fleuves et de leurs affluents, dĂ©terminer la position des villes et des villages! Alors, plus de ces grands vides sur les cartes de lâAfrique centrale, plus de blancs Ă teintes pĂąles, Ă lignes de pointillĂ©, plus de ces dĂ©signations vagues, qui font le dĂ©sespoir des cartographes!
Le ii, dans la matinĂ©e, lâAlbatros dĂ©passa les montagnes de la GuinĂ©e septentrionale, resserrĂ©e entre le Soudan et le golfe qui porte son nom. A lâhorizon se profilaient confusĂ©ment les monts Kong du royaume de Dahomey.
Depuis le dĂ©part de Tombouctou, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu constater que la direction avait toujours Ă©tĂ© du nord au sud. De lĂ , cette conclusion que, si elle ne se modifiait pas, ils rencontreraient, six degrĂ©s au-delĂ , la ligne Ă©quinoxiale. LâAlbatros allait-il donc encore abandonner les continents et se lancer, non plus sur une mer de Behring, une mer Caspienne, une mer du Nord ou une MĂ©diterranĂ©e, mais au-dessus de lâocĂ©an Atlantique?
Cette perspective nâĂ©tait pas pour apaiser les deux collĂšgues, dont les chances de fuite deviendraient nulles alors.
Cependant lâAlbatros faisait petite route, comme sâil hĂ©sitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que lâingĂ©nieur songeait Ă revenir en arriĂšre? Non! Mais son attention Ă©tait particuliĂšrement attirĂ©e sur ce pays quâil traversait alors.
On sait â et il le savait aussi âce quâest le royaume du Dahomey, lâun des plus puissants du littoral ouest de lâAfrique. Assez fort pour avoir pu lutter avec son voisin, le royaume des Aschantis, ses limites sont restreintes cependant, puisquâil ne compte que cent vingt lieues du sud au nord et soixante de lâest Ă lâouest; mais sa population comprend de sept Ă huit cent mille habitants, depuis quâil sâest adjoint les territoires indĂ©pendants dâArdrah et de Wydah.
Sâil nâest pas grand, ce royaume de Dahomey, il a souvent fait parler de lui. Il est cĂ©lĂšbre par les cruautĂ©s effroyables qui marquent ses fĂȘtes annuelles, par ses sacrifices humains, Ă©pouvantables hĂ©catombes, destinĂ©es Ă honorer le souverain qui sâen va et le souverain qui le remplace. Il est mĂȘme de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey reçoit la visite de quelque haut personnage ou dâun ambassadeur Ă©tranger, quâil lui fasse la surprise dâune douzaine de tĂȘtes coupĂ©es en son honneur, â et coupĂ©es par le ministre de la Justice, le « minghan », qui sâacquitte Ă merveille de ces fonctions de bourreau.
Or, Ă lâĂ©poque oĂč lâAlbatros passait la frontiĂšre du Dahomey, le souverain BĂąhadou venait de mourir, et toute la population allait procĂ©der Ă lâintronisation de son successeur. De lĂ , un grand mouvement dans tout le pays, mouvement qui nâavait pas Ă©chappĂ© Ă Robur.
PK pJï!„ű „ű OEBPS/5126-h@5126-h-4.htm.htmlEn effet, de longues files de Dahomiens des campagnes se dirigeaient alors vers Abomey, la capitale du royaume. Routes bien entretenues, qui rayonnent entre de vastes plaines couvertes dâherbes gĂ©antes, immenses champs de manioc, forĂȘts magnifiques de palmiers, de cocotiers, de mimosas, dâorangers, de manguiers, tel Ă©tait le pays, dont les parfums montaient jusquâĂ lâAlbatros, tandis que, par milliers, perruches et cardinaux sâenvolaient de toute cette verdure.
LâingĂ©nieur, penchĂ© au-dessus de la rambarde, absorbĂ© dans ses rĂ©flexions, nâĂ©changeait que peu de mots avec Tom Turner.
Il ne semblait pas, dâailleurs, que lâAlbatros eĂ»t le privilĂšge dâattirer lâattention de ces masses mouvantes, le plus souvent invisibles sous le dĂŽme impĂ©nĂ©trable des arbres. Cela venait, sans doute, de ce quâil se tenait Ă une assez grande altitude au milieu de lĂ©gers nuages.
Vers onze heures du matin, la capitale apparut dans sa ceinture de murailles, dĂ©fendue par un fossĂ© mesurant douze milles de tour, rues larges et rĂ©guliĂšrement tracĂ©es sur un sol plat, grande place dont le cĂŽtĂ© nord est occupĂ© par le palais du roi. Ce vaste ensemble de constructions est dominĂ© par une terrasse, non loin de la case des sacrifices. Pendant les jours de fĂȘte, câest du haut de cette terrasse quâon jette au peuple des prisonniers attachĂ©s dans des corbeilles dâosier, et on sâimaginerait malaisĂ©ment avec quelle furie ces malheureux sont mis en piĂšces.
Dans une partie des cours qui divisent le palais du souverain, sont logĂ©es quatre mille guerriĂšres, un des contingents de lâarmĂ©e royale, ânon le moins courageux.
Sâil est contestable quâil y ait des Amazones sur le fleuve de ce nom, ce nâest plus douteux au Dahomey. Les unes portent la chemise bleue, lâĂ©charpe bleue ou rouge, le caleçon blanc rayĂ© de bleu, la calotte blanche, la cartouchiĂšre attachĂ©e Ă la ceinture; les autres, chasseresses dâĂ©lĂ©phants, sont armĂ©es de la lourde carabine, du poignard Ă lame courte, et de deux cornes dâantilope fixĂ©es Ă leur tĂȘte par un cercle de fer; celles-ci, les artilleuses, ont la tunique mi-partie bleue et rouge, et pour arme le tromblon, avec de vieux canons de fonte; celles-lĂ , enfin, bataillon de jeunes filles, Ă tuniques bleues, Ă culottes blanches, sont de vĂ©ritables vestales, pures comme Diane, et, comme elle, armĂ©es dâarcs et de flĂšches.
Quâon ajoute Ă ces Amazones cinq Ă six mille hommes en caleçons, en chemises de cotonnade, avec une Ă©toffe nouĂ©e Ă la taille, et on aura passĂ© en revue lâarmĂ©e dahomienne.
Abomey Ă©tait, ce jour-lĂ , absolument dĂ©serte. Le souverain, le personnel royal, lâarmĂ©e masculine et fĂ©minine, la population, avaient quittĂ© la capitale pour envahir, Ă quelques milles de lĂ , une vaste plaine entourĂ©e de bois magnifiques.
Câest sur cette plaine que devait sâaccomplir la reconnaissance du nouveau roi. Câest lĂ que des milliers de prisonniers, faits dans les derniĂšres razzias, allaient ĂȘtre immolĂ©s en son honneur.
Il Ă©tait deux heures environ, lorsque lâAlbatros, arrivĂ© au-dessus de la plaine commença Ă descendre au milieu de quelques vapeurs qui le dĂ©robaient encore aux yeux des Dahomiens.
Ils Ă©taient lĂ soixante mille, au moins, venus de tous les points du royaume, de Widah, de Kerapay, dâArdrah, de Tombory, des villages les plus Ă©loignĂ©s.
Le nouveau roi â un vigoureux gaillard, nommĂ© Bou-Nadi â, ĂągĂ© de vingt-cinq ans, occupait un tertre ombragĂ© dâun groupe dâarbres Ă large ramure. Devant lui se pressait sa nouvelle cour, son armĂ©e mĂąle, ses amazones, tout son peuple.
Au pied du tertre, une cinquantaine de musiciens jouaient de leurs instruments barbares, dĂ©fenses dâĂ©lĂ©phants qui rendent un son rauque, tambours tendus dâune peau de biche, calebasses, guitares, clochettes frappĂ©es dâune languette de fer, flĂ»tes de bambou dont lâaigre sifflet dominait tout lâensemble. Puis, Ă chaque instant, dĂ©charges de fusils et de tromblons, dĂ©charges des canons dont les affĂ»ts tressautaient au risque dâĂ©craser les artilleuses, enfin brouhaha gĂ©nĂ©ral et clameurs si intenses quâelles auraient dominĂ© les Ă©clats de la foudre.
Dans un coin de la plaine, sous la garde des soldats, Ă©taient entassĂ©s les captifs chargĂ©s dâaccompagner dans lâautre monde le roi dĂ©funt, auquel la mort ne doit rien faire perdre des privilĂšges de la souverainetĂ©. Aux obsĂšques de Ghozo, pĂšre de BĂąhadou, son fils lui en avait envoyĂ© trois mille. Bou-Nadi rie pouvait faire moins pour son prĂ©dĂ©cesseur. Ne faut-il pas de nombreux messagers pour rassembler non seulement les Esprits, mais tous les hĂŽtes du ciel, conviĂ©s Ă faire cortĂšge au monarque divinisĂ©?
Pendant une heure, il nây eut que discours, harangues, palabres, coupĂ©s de danses exĂ©cutĂ©es, non seulement par les bayadĂšres attitrĂ©es, mais aussi par les amazones qui y dĂ©ployĂšrent une grĂące toute belliqueuse.
Mais le moment de lâhĂ©catombe approchait. Robur, qui connaissait les sanglantes coutumes du Dahomey, ne perdait pas de vue les captifs, hommes, femmes, enfants, rĂ©servĂ©s Ă cette boucherie.
Le minghan se tenait au pied du tertre. Il brandissait son sabre dâexĂ©cuteur Ă lame courbe, surmontĂ© dâun oiseau de mĂ©tal, dont le poids rend la volte plus assurĂ©e.
Cette fois, il nâĂ©tait pas seul. Il nâaurait pu suffire Ă la besogne. AuprĂšs de lui Ă©taient groupĂ©s une centaine de bourreaux, habiles Ă trancher les tĂȘtes dâun seul coup. Cependant lâAlbatros se rapprochait peu Ă peu, obliquement, en modĂ©rant ses hĂ©lices suspensives et propulsives. BientĂŽt il sortit de la couche des nuages qui le cachaient Ă moins de cent mĂštres de terre, et, pour la premiĂšre fois, il apparut.
Contrairement Ă ce qui se passait dâhabitude, ces fĂ©roces indigĂšnes ne virent en lui quâun ĂȘtre cĂ©leste descendu tout exprĂšs pour rendre hommage au roi BĂąhadou.
Alors enthousiasme indescriptible, appels interminables, supplications bruyantes, priÚres générales, adressées à ce surnaturel hippogriffe qui venait sans doute prendre le corps du roi défunt afin de le transporter dans les hauteurs du ciel dahomien.
En ce moment, la premiĂšre tĂȘte vola sous le sabre du mĂźnghan. Puis, dâautres prisonniers furent amenĂ©s par centaines devant leurs horribles bourreaux.
Soudain, un coup de fusil partit de lâAlbatros. Le ministre de la Justice tomba, la face contre terre.
« Bien visé, Tom! dit Robur.
â Bah!... Dans le tas! » rĂ©pondit le contremaĂźtre.
Ses camarades, armĂ©s comme lui, Ă©taient prĂȘts Ă tirer au premier signal de lâingĂ©nieur.
Mais un revirement sâĂ©tait fait dans la foule. Elle avait compris. Ce monstre ailĂ©, ce nâĂ©tait point un Esprit favorable, câĂ©tait un Esprit hostile Ă ce bon peuple du Dahomey. Aussi, aprĂšs la chute du minghan, des cris de reprĂ©sailles sâĂ©levĂšrent-ils de toutes parts. Presque aussitĂŽt, une fusillade Ă©clata au-dessus de la plaine.
Ces menaces nâempĂȘchĂšrent pas lâAlbatros de descendre audacieusement Ă moins de cent cinquante pieds du sol. Uncle Prudent et Phil Evans, quels que fussent leurs sentiments envers Robur, ne pouvaient que sâassocier Ă une pareille Ćuvre dâhumanitĂ©.
« Oui! dĂ©livrons les prisonniers! sâĂ©criĂšrent-ils.
â Câest mon intention! » rĂ©pondit lâingĂ©nieur. Et les fusils Ă rĂ©pĂ©tition de lâAlbatros, entre les mains des deux collĂšgues comme entre les mains de lâĂ©quipage, commencĂšrent un feu de mousqueterie, dont pas une balle nâĂ©tait perdue au milieu de cette masse humaine. Et mĂȘme la petite piĂšce dâartillerie du bord, braquĂ©e sous son angle le plus fermĂ©, envoya Ă propos quelques boĂźtes Ă mitraille qui firent merveille.
AussitĂŽt les prisonniers, sans rien comprendre Ă ce secours venu dâen haut, rompirent leurs liens, pendant que les soldats ripostaient aux feux de lâaĂ©ronef. LâhĂ©lice antĂ©rieure fut traversĂ©e dâune balle, tandis que quelques autres, projectiles lâatteignaient en pleine coque. Frycollin, cachĂ© au fond de sa cabine, faillit mĂȘme ĂȘtre touchĂ© Ă travers la paroi du roufle.
« Ah! ils veulent en goĂ»ter! » sâĂ©cria Tom Turner.
Et, sâaffalant dans la soute aux munitions, il revint avec une douzaine de cartouches de dynamite quâil distribua Ă ses camarades. A un signe de Robur, ces cartouches furent lancĂ©es au-dessus du tertre, et, en heurtant le sol, elles Ă©clatĂšrent comme de petits obus.
Quelle dĂ©route du roi, de la cour, de lâarmĂ©e, du peuple, en proie Ă une Ă©pouvante que ne justifiait que trop une pareille intervention! Tous avaient cherchĂ© refuge sous les arbres, pendant que les prisonniers sâenfuyaient, sans que personne songeĂąt Ă les poursuivre.
Ainsi furent troublĂ©es les fĂȘtes en lâhonneur du nouveau roi de Dahomey. Ainsi Uncle Prudent et Phil Evans durent reconnaĂźtre de quelle puissance disposait un tel appareil, et quels services il pouvait rendre Ă lâhumanitĂ©.
Ensuite, lâAlbatros remonta tranquillement dans la zone moyenne; il passa au-dessus de Wydah, et il eut bientĂŽt perdu de vue cette cĂŽte sauvage que les vents de sud-ouest entourent dâun inabordable ressac.
Il planait sur lâAtlantique.
Oui, lâAtlantique! Les craintes des deux collĂšgues sâĂ©taient rĂ©alisĂ©es. Il ne semblait pas, dâailleurs, que Robur Ă©prouvĂąt la moindre inquiĂ©tude Ă sâaventurer au-dessus de ce vaste OcĂ©an. Cela nâĂ©tait pas pour le prĂ©occuper, ni ses hommes, qui devaient avoir lâhabitude de pareilles traversĂ©es. DĂ©jĂ ils Ă©taient tranquillement rentrĂ©s dans le poste. Aucun cauchemar ne dut troubler leur sommeil.
OĂč allait lâAlbatros? Ainsi que lâavait dit lâingĂ©nieur, devait-il donc faire plus que le tour du monde? En tout cas, il faudrait bien que ce voyage se terminĂąt quelque part. Que Robur passĂąt sa vie dans les airs, Ă bord de lâaĂ©ronef et nâatterrĂźt jamais, cela nâĂ©tait pas admissible. Comment eĂ»t-il pu renouveler ses approvisionnements en vivres et munitions, sans parler des substances nĂ©cessaires au fonctionnement des machines? Il fallait, de toute nĂ©cessitĂ©, quâil eĂ»t une retraite, un port de relĂąche, si lâon veut, en quelque endroit ignorĂ© et inaccessible du globe, oĂč lâAlbatros pouvait se rĂ©approvisionner. Quâil eĂ»t rompu toute relation avec les habitants de la terre, soit! mais avec tout point de la surface terrestre, non!
Sâil en Ă©tait ainsi, oĂč gisait ce point? Comment lâingĂ©nieur avait-il Ă©tĂ© amenĂ© Ă le choisir? Y Ă©tait-il attendu par une petite colonie dont il Ă©tait le chef? Pouvait-il y recruter un nouveau personnel? Et dâabord, pourquoi ces gens, dâorigines diverses, sâĂ©taient-ils attachĂ©s Ă sa fortune? Puis, de quelles ressources disposait-il pour avoir pu fabriquer un aussi coĂ»teux appareil, dont la construction avait Ă©tĂ© tenue si secrĂšte? Il est vrai, son entretien ne semblait pas ĂȘtre dispendieux. A bord, on vivait dâune existence commune, dâune vie de famille, en gens heureux qui ne se cachaient pas de lâĂȘtre. Mais enfin, quel Ă©tait ce Robur? DâoĂč venait-il? Quel avait Ă©tĂ© son passĂ©? Autant dâĂ©nigmes impossibles Ă rĂ©soudre, et celui qui en Ă©tait lâobjet ne consentirait jamais, sans doute, Ă en donner le mot.
Quâon ne sâĂ©tonne donc pas si cette situation, toute faite de problĂšmes insolubles, devait surexciter les deux collĂšgues. Se sentir ainsi emportĂ©s dans lâinconnu, ne pas entrevoir lâissue dâune pareille aventure, douter mĂȘme si jamais elle aurait une fin, ĂȘtre condamnĂ©s Ă lâaviation perpĂ©tuelle, nây avait-il pas de quoi pousser Ă quelque extrĂ©mitĂ© terrible le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute?
En attendant, depuis cette soirĂ©e du ii juillet, lâAlbatros filait au-dessus de lâAtlantique. Le lendemain, lorsque le soleil apparut, il se leva sur cette ligne circulaire oĂč viennent se confondre le ciel et lâeau. Pas une seule terre en vue, si vaste que fĂ»t le champ de vision. LâAfrique avaitâ disparu sous lâhorizon du nord.
Lorsque Frycollin se fut hasardĂ© hors de sa cabine, lorsquâil vit toute cette mer au-dessous de lui, la peur le reprit au galop. Au-dessous nâest pas le mot juste, mieux vaudrait dire autour de lui, car, pour un observateur placĂ© dans ces zones Ă©levĂ©es, lâabĂźme semble lâentourer de toutes parts, et lâhorizon, relevĂ© Ă son niveau, semble reculer, sans quâon puisse jamais en atteindre les bords.
Sans doute, Frycollin ne sâexpliquait pas physiquement cet effet, mais il le sentait moralement. Cela suffisait pour provoquer en lui « cette horreur de lâabĂźme », dont certaines natures, braves cependant, ne peuvent se dĂ©gager. En tout cas, par prudence, le NĂšgre ne se rĂ©pandit pas en rĂ©criminations. Les yeux fermĂ©s, les bras tĂątonnants, il rentra dans sa cabine avec la perspective dây rester longtemps.
En effet, sur les trois cent soixante-quatorze millions cinquante-sept mille neuf cent douze kilomĂštres carrĂ©s [La surface des terres est de 136051 371 kilomĂštres carrĂ©s] qui reprĂ©sentent la superficie des mers, lâAtlantique en occupe plus du quart. Or, il ne semblait pas que lâingĂ©nieur fĂ»t pressĂ© dorĂ©navant. Aussi nâavait-il pas donnĂ© ordre de pousser lâappareil Ă toute vitesse. Dâailleurs, lâAlbatros nâaurait pu retrouver la rapiditĂ© qui lâavait emportĂ© au-dessus de lâEurope Ă raison de deux cents kilomĂštres Ă lâheure. En cette rĂ©gion oĂč dominent les courants du sud-ouest, il avait le vent debout, et, bien que ce vent fĂ»t faible encore, il ne laissait pas de lui donner prise.
Dans cette zone intertropicale, les plus rĂ©cents travaux des mĂ©tĂ©orologistes, appuyĂ©s sur un grand nombre dâobservations, ont permis de reconnaĂźtre quâil y a une convergence des alizĂ©s, soit vers le Sahara, soit vers le golfe du Mexique. En dehors de la rĂ©gion. des calmes, ou ils viennent de lâouest et portent vers lâAfrique, ou ils viennent de lâest et portent vers le Nouveau Monde, âau moins durant la saison chaude.
LâAlbatros ne chercha donc point Ă lutter contre les brises contraires de toute la puissance de ses propulseurs. Il se contenta dâune allure modĂ©rĂ©e, qui dĂ©passait, dâailleurs, celle des plus rapides transatlantiques.
Le 13 juillet, lâaĂ©ronef traversa la ligne Ă©quinoxiale, âce qui fut annoncĂ© Ă tout le personnel.
Câest ainsi que Uncle Prudent et Phil Evans apprirent quâils venaient de quitter lâhĂ©misphĂšre borĂ©al pour lâhĂ©misphĂšre austral. Ce passage de la ligne nâentraĂźna aucune des Ă©preuves et cĂ©rĂ©monies dont il est accompagnĂ© Ă bord de certains navires de guerre ou de commerce.
Seul, François Tapage se contenta de verser une pinte dâeau dans le cou de Frycollin; mais, comme ce baptĂȘme fut suivi de quelques verres de gin, le NĂšgre se dĂ©clara prĂȘt Ă passer la ligne autant de fois quâon le voudrait, pourvu que ce ne fĂ»t pas sur le dos dâun oiseau mĂ©canique qui ne lui inspirait aucune confiance.
Dans la matinĂ©e du 15, lâAlbatros fila entre les Ăźles de lâAscension et de Sainte-HĂ©lĂšne, â toutefois plus prĂšs de cette derniĂšre, dont les hautes terres se montrĂšrent Ă lâhorizon pendant quelques heures.
Certes, Ă lâĂ©poque oĂč NapolĂ©on Ă©tait au pouvoir des Anglais, sâil eĂ»t existĂ© un appareil analogue Ă celui de lâingĂ©nieur Robur, Hudson Lowe, en dĂ©pit de ses insultantes prĂ©cautions, aurait bien pu voir son illustre prisonnier lui Ă©chapper par la voie des airs!
Pendant les soirĂ©es des 16 et 17 juillet, un curieux phĂ©nomĂšne de lueurs crĂ©pusculaires se produisit Ă la tombĂ©e du jour. Sous une latitude plus Ă©levĂ©e, on aurait pu croire Ă lâapparition dâune aurore borĂ©ale. Le soleil, Ă son coucher, projeta des rayons multicolores, dont quelques-uns sâimprĂ©gnaient dâune ardente couleur verte.
Etait-ce un nuage de poussiĂšres cosmiques que la terre traversait alors et qui rĂ©flĂ©chissaient les derniĂšres clartĂ©s du jour? Quelques observateurs ont donnĂ© cette explication aux lueurs crĂ©pusculaires. Mais cette explication nâaurait pas Ă©tĂ© maintenue, si ces savants se fussent trouvĂ©s Ă bord de lâaĂ©ronef.
Examen fait, il fut constatĂ© quâil y avait en suspension dans lâair de petits cristaux de pyroxĂšne, des globules vitreux, de fines particules de fer magnĂ©tique, analogues aux matiĂšres que rejettent certaines montagnes ignivomes. DĂšs lors, nul doute quâun volcan en Ă©ruption nâeĂ»t projetĂ© dans lâespace ce nuage, dont les corpuscules cristallins produisaient le phĂ©nomĂšne observĂ© ânuage que les courants aĂ©riens tenaient alors en suspension au-dessus de lâAtlantique.
Au surplus, pendant cette partie du voyage plusieurs autres phĂ©nomĂšnes furent encore observĂ©s. A diverses reprises, certaines nuĂ©es donnaient au ciel une teinte grise dâun singulier aspect; puis, si lâon dĂ©passait ce rideau de vapeurs, sa surface apparaissait toute mamelonnĂ©e de volutes Ă©blouissantes dâun blanc cru, semĂ©es de petites paillettes solidifiĂ©es â ce qui, sous cette latitude, ne peut sâexpliquer que par une formation identique Ă celle de la grĂȘle.
Dans la nuit du 17 au 18, apparition dâun arc-en-ciel lunaire dâun jaune verdĂątre, par suite de la position de lâaĂ©ronef entre la pleine lune et un rĂ©seau de pluie fine qui se volatilisait avant dâavoir atteint la mer.
De ces divers phĂ©nomĂšnes, pouvait-on conclure Ă un prochain changement de temps? Peut-ĂȘtre. Quoi quâil en soit, le vent, qui soufflait du sud-ouest depuis le dĂ©part de la cĂŽte dâAfrique, avait commencĂ© Ă calmir dans les rĂ©gions de lâEquateur. En cette zone tropicale, il faisait extrĂȘmement chaud. Robur alla donc chercher la fraĂźcheur dans des couches plus Ă©levĂ©es. Encore fallait-il sâabriter contre les rayons du soleil dont la projection directe nâeĂ»t pas Ă©tĂ© supportable.
Cette modification dans les courants aĂ©riens faisait certainement pressentir que dâautres conditions climatĂ©riques se prĂ©senteraient au-delĂ des rĂ©gions Ă©quinoxiales. Il faut, dâailleurs, observer que le mois de juillet de lâhĂ©misphĂšre austral, câest le mois de janvier de lâhĂ©misphĂšre borĂ©al, câest-Ă -dire le cĆur de lâhiver. LâAlbatros, sâil descendait plus au sud, allait bientĂŽt en Ă©prouver les effets.
Du reste, la mer « sentait cela », comme disent les marins. Le 18 juillet, au-delà du tropique du Capricorne, un autre phénomÚne se manifesta, dont un navire eût pu prendre quelque effroi.
Une Ă©trange succession de lames lumineuses se propageait Ă la surface de lâOcĂ©an avec une rapiditĂ© telle quâon ne pouvait lâestimer Ă moins de soixante milles Ă lâheure. Ces lames chevauchaient Ă une distance de quatre-vingts pieds lâune de lâautre, en traçant de longs sillons de lumiĂšre. Avec la nuit qui commençait Ă venir, un intense reflet montait jusquâĂ lâAlbatros. Cette fois, il aurait pu ĂȘtre pris pour quelque bolide enflammĂ©. Jamais Robur nâavait eu lâoccasion de planer sur une mer de feu, â feu sans chaleur quâil nâeut pas besoin de fuir en s Ă©levant dans les hauteurs du ciel.
LâĂ©lectricitĂ© devait ĂȘtre la cause de ce phĂ©nomĂšne, car on ne pouvait lâattribuer Ă la prĂ©sence dâun banc de frai de poissons ou dâune nappe de ces animalcules dont lâaccumulation produit la phosphorescence.
Cela donnait Ă supposer que la tension Ă©lectrique de lâatmosphĂšre devait ĂȘtre alors trĂšs considĂ©rable.
Et, en effet, le lendemain, 19 juillet, un bĂątiment se fĂ»t peut-ĂȘtre trouvĂ© en perdition sur cette mer. Mais lâAlbatros se jouait des vents et des lames, semblable au puissant oiseau dont il portait le nom. Sâil ne lui plaisait pas de se promener Ă leur surface comme les pĂ©trels, il pouvait, connue les aigles, trouver dans les hautes couches le calme et le soleil.
A ce moment, le quarante-septiĂšme parallĂšle sud avait Ă©tĂ© dĂ©passĂ©. Le jour ne durait pas plus de sept Ă huit heures. Il devait diminuer Ă mesure quâon approcherait des rĂ©gions antarctiques.
Vers une heure de lâaprĂšs-midi, lâAlbatros sâĂ©tait sensiblement abaissĂ© pour chercher un courant plus favorable. Il volait au-dessus de la mer Ă moins de cent pieds de sa surface.
Le temps Ă©tait calme. En de certains endroits du ciel, de gros nuages noirs, mamelonnĂ©s Ă leur partie supĂ©rieure, se terminaient par une ligne rigide, absolument horizontale. De ces nuages sâĂ©chappaient des protubĂ©rances allongĂ©es, dont la pointe semblait attirer lâeau qui bouillonnait au-dessous en forme de buisson liquide.
Tout Ă coup, cette eau sâĂ©lança, affectant la forme dâune Ă©norme ampoulette.
En un instant, lâAlbatros fut enveloppĂ© dans le tourbillon dâune gigantesque trombe, Ă laquelle une vingtaine dâautres, dâun noir dâencre, vinrent faire cortĂšge. Par bonheur, le mouvement giratoire de cette trombe Ă©tait inverse de celui des hĂ©lices suspensives, sans quoi celles-ci nâauraient plus eu dâaction, et lâaĂ©ronef eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© dans la mer; mais il se mit Ă tourner sur, lui-mĂȘme avec une effroyable rapiditĂ©.
Cependant le danger Ă©tait immense et peut-ĂȘtre impossible Ă conjurer, puisque lâingĂ©nieur ne pouvait se dĂ©gager de la trombe dont lâaspiration le retenait en dĂ©pit des propulseurs. Les hommes, projetĂ©s par la force centrifuge aux deux bouts de la plate-forme, durent se retenir. aux montants pour ne point ĂȘtre emportĂ©s.
« Du sang-froid! cria Robur.
Il en fallait, â de la patience aussi.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui venaient de quitter leur cabine, furent repoussĂ©s Ă lâarriĂšre, au risque dâĂȘtre lancĂ©s par-dessus le bord.
En mĂȘme temps quâil tournait, lâAlbatros suivait le dĂ©placement de ces trombes qui pivotaient avec une vitesse dont ses hĂ©lices auraient pu ĂȘtre jalouses. Puis, sâil Ă©chappait Ă lâune, il Ă©tait repris par une autre, avec menace dâĂȘtre disloquĂ© ou mis en piĂšces.
Un coup de canon! ... cria lâingĂ©nieur.
Cet ordre sâadressait Ă Tom Turner. Le contremaĂźtre sâĂ©tait accrochĂ© Ă . la petite piĂšce dâartillerie, montĂ©e au milieu de la plate-forme, oĂč les effets de la force centrifuge Ă©taient peu sensibles. Il comprit la pensĂ©e de Robur. En un instant, il eut ouvert la culasse du canon dans laquelle il glissa une gargousse quâil tira du caisson fixĂ© Ă lâaffĂ»t. Le coup partit, et soudain se fit lâeffondrement des trombes, avec le plafond de nuages quâelles semblaient porter sur leur faĂźte. -
LâĂ©branlement de lâair avait suffi Ă rompre le mĂ©tĂ©ore, et lâĂ©norme nuĂ©e, se rĂ©solvant en pluie, raya lâhorizon de stries verticales, immense filet liquide tendu de la mer au ciel.
LâAlbatros, libre enfin, se hĂąta de remonter de quelques centaines de mĂštres.
« Rien de brisĂ© Ă bord? demanda lâingĂ©nieur.
â Non, rĂ©pondit Tom Turner; mais voilĂ un jeu de toupie hollandaise et de raquette quâil ne faudrait pas recommencer! »
En effet, pendant une dizaine de minutes, lâAlbatros avait Ă©tĂ© en perdition. NâeĂ»t Ă©tĂ© sa soliditĂ© extraordinaire, il aurait pĂ©ri dans ce tourbillon des trombes.
Pendant cette traversĂ©e de lâAtlantique, combien les heures Ă©taient longues, quand aucun phĂ©nomĂšne nâen venait rompre la monotonie! Dâailleurs, les jours diminuaient sans cesse, et le froid devenait vif. Uncle Prudent et Phil Evans voyaient peu Robur. EnfermĂ© dans sa cabine, lâingĂ©nieur sâoccupait Ă relever sa route, Ă pointer sur ses cartes la direction suivie, Ă reconnaĂźtre sa position toutes les fois quâil le pouvait, Ă noter les indications des baromĂštres, des thermomĂštres, des chronomĂštres, enfin Ă porter sur le livre de bord tous les incidents du voyage.
Quant aux deux collÚgues, bien encapuchonnés, ils cherchaient sans cesse à apercevoir quelque terre dans le sud.
De son cĂŽtĂ©, sur la recommandation expresse de Uncle Prudent, Frycollin essayait de tĂąter le maĂźtre coq Ă lâendroit de lâingĂ©nieur. Mais comment faire fonds sur ce que disait ce Gascon de François Tapage? TantĂŽt Robur Ă©tait un ancien ministre de la RĂ©publique Argentine, un chef de lâAmirautĂ©, un prĂ©sident des Etats-Unis mis Ă la retraite, un gĂ©nĂ©ral espagnol en disponibilitĂ©, un vice-roi des Indes qui avait recherchĂ© une plus haute position dans les airs. TantĂŽt il possĂ©dait des millions, grĂące aux razzias opĂ©rĂ©es avec sa machine, et il Ă©tait signalĂ© Ă la vindicte publique. TantĂŽt il sâĂ©tait ruinĂ© Ă confectionner cet appareil et serait forcĂ© de faire des ascensions publiques pour rattraper son argent. Quant Ă la question de savoir sâil sâarrĂȘtait jamais quelque part, non! Mais il avait lâintention dâaller dans la lune, et, lĂ , sâil trouvait quelque localitĂ© Ă sa convenance, il sây fixerait.
Hein! Fry ! ... mon camarade!... Cela te fera-t-il plaisir dâaller voir ce qui se passe lĂ -haut?
â Je nâirai pas!... Je refuse!.., rĂ©pondait lâimbĂ©cile, qui prenait au sĂ©rieux toutes ces bourdes.
â Et pourquoi, Fry, pourquoi? Nous te marierions avec quelque belle et jeune lunarienne ! ... Tu ferais souche de NĂšgres!
Et, quand Frycollin rapportait ces propos Ă son maĂźtre, celui-ci voyait bien quâil ne pourrait obtenir aucun renseignement sur Robur. Il ne songeait donc plus quâĂ se venger.
Phil, dit-il un jour à son collÚgue, il est bien prouvé maintenant que toute fuite est impossible?
â Impossible, Uncle Prudent.
â Soit! mais un homme sâappartient toujours, et, sâil le faut, en sacrifiant sa vie...
â Si ce sacrifice est Ă faire, quâil soit fait au plus tĂŽt! rĂ©pondit Phil Evans, dont le tempĂ©rament, si froid quâil fĂ»t, nâen pouvait supporter davantage. Oui! il est temps dâen finir!... OĂč va lâAlbatros?... Le voici qui traverse obliquement lâAtlantique, et, sâil se maintient dans cette direction, il atteindra le littoral de la Patagonie, puis les rivages de la Terre de Feu... Et aprĂšs ?... Se lancera-t-il au-dessus de lâocĂ©an Pacifique, ou ira-t-il sâaventurer vers les continents du pĂŽle austral ?... Tout est possible avec ce Robur !... Nous serions perdus alors!... Câest donc un cas de lĂ©gitime dĂ©fense, et, si nous devons pĂ©rir...
â Que ce ne soit pas, rĂ©pondit Uncle Prudent, sans nous ĂȘtre vengĂ©s, sans avoir anĂ©anti cet appareil avec tous ceux quâil porte!
Les deux collĂšgues en Ă©taient arrivĂ©s lĂ Ă force de fureur impuissante, de rage concentrĂ©e en eux. Oui! puisquâil le fallait, ils se sacrifieraient pour dĂ©truire lâinventeur et son secret! Quelques mois, ce serait donc tout ce quâaurait vĂ©cu ce prodigieux aĂ©ronef, dont ils Ă©taient bien contraints de reconnaĂźtre lâincontestable supĂ©rioritĂ© en locomotion aĂ©rienne!
Or, cette idĂ©e sâĂ©tait si bien incrustĂ©e dans leur esprit quâils ne pensaient plus quâĂ la mettre Ă exĂ©cution. Et comment? En sâemparant de lâun des engins explosifs, emmagasinĂ©s Ă bord, avec lequel ils feraient sauter lâappareil? Mais encore fallait-il pouvoir pĂ©nĂ©trer dans la soute aux munitions.
Heureusement, Frycollin ne soupçonnait rien de ces projets. A la pensĂ©e de lâAlbatros faisant explosion dans les airs, il eĂ»t Ă©tĂ© capable de dĂ©noncer son maĂźtre!
Ce fut le 23 juillet que la terre rĂ©apparut dans le sud-ouest, Ă peu prĂšs vers le cap des Vierges, Ă lâentrĂ©e du dĂ©troit de Magellan. Au-delĂ du cinquante-quatriĂšme parallĂšle, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e, la nuit durait dĂ©jĂ prĂšs de dix-huit heures, et la tempĂ©rature sâabaissait en moyenne Ă six degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro.
Tout dâabord, lâAlbatros, au lieu de sâenfoncer plus avant dans le sud, suivit les mĂ©andres du dĂ©troit comme sâil eĂ»t voulu gagner le Pacifique. AprĂšs avoir passĂ© au-dessus de la baie de Lomas, laissĂ© le mont Gregory dans le nord et les monts Brecknocks dans lâouest, il reconnut Punta Arena, petit village chilien, au moment oĂč lâĂ©glise sonnait Ă toute volĂ©e, puis, quelques heures plus tard, lâancien Ă©tablissement de Port-Famine.
Si les Patagons, dont les feux se voyaient çà et lĂ , ont rĂ©ellement une taille au-dessus de la moyenne, les passagers de lâaĂ©ronef nâen purent juger, puisque lâaltitude en faisait des nains.
Mais, pendant les si courtes heures de ce jour austral, quel spectacle! Montagnes abruptes, pics Ă©ternellement neigeux avec dâĂ©paisses forĂȘts Ă©tagĂ©es sur leurs flancs, mers intĂ©rieures, baies formĂ©es entre les presquâĂźles et les Ăźles de cet archipel, ensemble des terres de Clarence, Dawson, DĂ©solation, canaux et passes, innombrables caps et promontoires, tout ce fouillis inextricable dont la glace faisait dĂ©jĂ une masse solide, depuis le cap Forward qui termine le continent amĂ©ricain, jusquâau cap Horn oĂč finit le Nouveau Monde!
Cependant, une fois arrivĂ© Ă Port-Famine, il fut constant que lâAlbatros allait, reprendre sa route vers le sud. Passant entre le mont Tam de la presquâĂźle de Brunswik et le mont Graves, il se dirigea droit vers le mont Sarmiento, pic Ă©norme, encapuchonnĂ© de glaces, qui domine le dĂ©troit de Magellan, Ă deux mille mĂštres au-dessus du niveau de la mer.
CâĂ©tait le pays des PĂ©cherais ou FuĂ©giens, ces indigĂšnes qui habitent la Terre de Feu.
Six mois plus tĂŽt, en plein Ă©tĂ©, lors des longs jours de quinze Ă seize heures, combien cette terre se fĂ»t montrĂ©e belle et fertile, surtout dans sa partie mĂ©ridionale! Partout alors, des vallĂ©es et des pĂąturages qui pourraient nourrir des milliers dâanimaux, des forĂȘts vierges, aux arbres gigantesques, bouleaux, hĂȘtres, frĂȘnes, cyprĂšs, fougĂšres arborescentes, des plaines que parcourent les bandes de guanaques, de vigognes et dâautruches; puis, des armĂ©es de pingouins, des myriades de volatiles. Aussi, lorsque lâAlbatros mit en activitĂ© ses fanaux Ă©lectriques, rotches, guillemots, canards, oies, vinrent-ils se jeter Ă bord, â cent fois de quoi remplir lâoffice de François Tapage.
De lĂ , un surcroĂźt de besogne pour le maĂźtre coq qui savait apprĂȘter ce gibier de maniĂšre Ă lui enlever son goĂ»t huileux. SurcroĂźt de besogne Ă©galement pour Frycollin qui ne put se refuser Ă plumer douzaines sur douzaines de ces intĂ©ressants volatiles.
Ce jour-lĂ , au moment oĂč le soleil allait se coucher, vers trois heures de lâaprĂšs-midi, apparut un vaste lac, encadrĂ© dans une bordure de forĂȘts superbes. Ce lac Ă©tait alors entiĂšrement glacĂ©, et quelques indigĂšnes, leurs longues raquettes aux pieds, glissaient rapidement Ă la surface.
En rĂ©alitĂ©, Ă la vue de lâappareil, ces FuĂ©giens, au comble de lâĂ©pouvante, fuyaient en toutes directions, et, quand ils ne pouvaient fuir, ils se cachaient, ils se terraient comme des animaux.
LâAlbatros ne cessa de marcher vers le sud, au-delĂ du canal de Beagle, plus loin que lâĂźle de Navarin, dont le nom grec dĂ©tonne quelque peu entre les noms rudes de ces terres lointaines, plus loin que lâĂźle de Wollaston, baignĂ©e par les derniĂšres eaux du Pacifique. Enfin, aprĂšs avoir franchi sept mille cinq cents kilomĂštres depuis la cĂŽte du Dahomey, il dĂ©passa les extrĂȘmes Ăźlots de lâarchipel de Magellan, puis, le plus avancĂ© de tous vers le sud, dont la pointe est rongĂ©e dâun Ă©ternel ressac, le terrible cap Horn.
On Ă©tait, le lendemain, au 24 juillet. Or, le 24 juillet de lâhĂ©misphĂšre austral, câest le 24 janvier de lâhĂ©misphĂšre borĂ©al. De plus, le cinquante-sixiĂšme degrĂ© de latitude venait dâĂȘtre laissĂ© en arriĂšre, et ce degrĂ© correspond au parallĂšle qui, dans le nord de lâEurope, traverse lâEcosse Ă la hauteur dâEdimbourg.
Aussi le thermomĂštre se tenait-il constamment dans une moyenne infĂ©rieure Ă zĂ©ro. Il avait donc fallu demander un peu de chaleur artificielle aux appareils destinĂ©s Ă chauffer les roufles de lâaĂ©ronef.
Il va sans dire Ă©galement que, si la durĂ©e des jours tendait Ă sâaccroĂźtre depuis le solstice du 21 juin de lâhiver austral, cette durĂ©e diminuait dans une proportion bien plus considĂ©rable, par ce fait que lâAlbatros descendait vers les rĂ©gions polaires.
En consĂ©quence, peu de clartĂ©, au-dessus de cette partie du Pacifique mĂ©ridional qui confine au cercle antarctique. Donc, peu de vue, et, avec la nuit, un froid parfois trĂšs vif. Pour y rĂ©sister, il fallait se vĂȘtir Ă la mode des Esquimaux ou des FuĂ©giens. Aussi, comme ces accoutrements ne manquaient point Ă bord, les deux collĂšgues, bien empaquetĂ©s, purent-ils rester sur la plate-forme, ne songeant quâĂ leur projet, ne cherchant que lâoccasion de lâexĂ©cuter. Du reste, ils voyaient peu Robur, et, depuis les menaces Ă©changĂ©es de part et dâautre dans le pays de Tombouctou, lâingĂ©nieur et eux ne se parlaient plus.
Quant Ă Frycollin, il ne sortait guĂšre de la cuisine oĂč François Tapage lui accordait une trĂšs gĂ©nĂ©reuse hospitalitĂ©, â Ă la condition quâil fit lâoffice dâaide-coq. Cela nâallant pas sans quelques avantages, le NĂšgre avait trĂšs volontiers acceptĂ©, avec la permission de son maĂźtre. Dâailleurs, ainsi enfermĂ©, il ne voyait rien de ce qui se passait au-dehors et pouvait se croire Ă lâabri du danger. Ne tenait-il pas de lâautruche, non seulement au physique par son prodigieux estomac, mais au moral par sa rare sottise?
Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger lâAlbatros? Etait-il admissible quâen plein hiver il osĂąt sâaventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pĂŽle? Dans cette glaciale atmosphĂšre, en admettant que les agents chimiques des piles pussent rĂ©sister Ă une pareille congĂ©lation, nâĂ©tait-ce pas la mort pour tout son personnel, lâhorrible mort par le froid? Que Robur tentĂąt de franchir le pĂŽle pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de lâhiver antarctique, câeĂ»t Ă©tĂ© lâacte dâun fou!
Ainsi raisonnaient le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute, maintenant entraĂźnĂ©s Ă lâextrĂ©mitĂ© de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours lâAmĂ©rique, mais non celle des Etats-Unis!
Oui! quâallait faire cet intraitable Robur? Et nâĂ©tait-ce pas le moment de terminer le voyage en dĂ©truisant lâappareil voyageur?
Ce qui est certain, câest que, pendant cette journĂ©e du 24 juillet, lâingĂ©nieur eut de frĂ©quents entretiens avec son contremaĂźtre. A plusieurs reprises, Tom Turner et lui consultĂšrent le baromĂštre, â non plus, cette fois, pour Ă©valuer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptĂŽmes se produisaient dont il convenait de tenir compte.
Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait Ă inventorier ce qui lui restait dâapprovisionnements en tous genres, aussi bien pour lâentretien des machines propulsives et suspensives de lâaĂ©ronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas ĂȘtre moins assurĂ© Ă bord.
Tout cela semblait annoncer des projets de retour.
« De retour!... disait Phil Evans. En quel endroit?
â LĂ oĂč ce Robur peut se ravitailler, rĂ©pondait Uncle Prudent.
â Ce doit ĂȘtre quelque Ăźle perdue de lâocĂ©an Pacifique, avec une colonie de scĂ©lĂ©rats, dignes de leur chef.
â Câest mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, quâil songe Ă laisser porter dans lâouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but.
â Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets Ă exĂ©cution.., sâil y arrive...
Il nây arrivera pas, Phil Evans! »
Evidemment, les deux collĂšgues avaient en partie devinĂ© les plans de lâingĂ©nieur. Pendant cette journĂ©e, il ne fut plus douteux que lâAlbatros, aprĂšs sâĂȘtre avancĂ© vers les limites de la mer Antarctique, allait dĂ©finitivement rĂ©trograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusquâau cap Horn, toutes les basses rĂ©gions du Pacifique seraient couvertes dâicefields et dâicebergs. La banquise formerait alors une barriĂšre impĂ©nĂ©trable aux plus solides navires comme aux plus intrĂ©pides jsavigateurs.
Certes, en battant plus rapidement de lâaile, lâAlbatros pouvait franchir les montagnes de glace, accumulĂ©es sur lâOcĂ©an, puis les montagnes de terre, dressĂ©es sur le continent du pĂŽle â si câest un continent qui forme la calotte australe. Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphĂšre qui peut se refroidir jusquâĂ soixante degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, lâeĂ»t-il donc osĂ©? Non, sans doute!
Aussi, aprĂšs sâĂȘtre avancĂ© une centaine de kilomĂštres dans le sud, lâAlbatros obliqua-t-il vers lâouest, de maniĂšre Ă prendre direction sur quelque Ăźle inconnue des groupes du Pacifique.
Au-dessous de lui sâĂ©tendait la plaine liquide, jetĂ©e entre la terre amĂ©ricaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singuliĂšre qui leur fait donner le nom de mer de lait ». Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus Ă dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique Ă©tait dâun blanc laiteux. On eĂ»t dit dâun vaste champ de neige dont les ondulations nâĂ©taient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eĂ»t Ă©tĂ© solidifiĂ©e par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect nâeĂ»t pas Ă©tĂ© diffĂ©rent.
On le sait maintenant, ce sont des myriades de particulĂ©s lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phĂ©nomĂšne. Ce qui pouvait surprendre, câĂ©tait de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de lâocĂ©an Indien.
Soudain, le baromĂštre, aprĂšs sâĂȘtre tenu assez haut pendant les premiĂšres heures de la journĂ©e, tomba brusquement. Il y avait Ă©videmment des symptĂŽmes dont un navire aurait dĂ» se prĂ©occuper, mais que pouvait dĂ©daigner lâaĂ©ronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempĂȘte avait rĂ©cemment troublĂ© les eaux du Pacifique.
Il Ă©tait une heure aprĂšs midi, lorsque Tom Turner, sâapprochant de lâingĂ©nieur, lui dit
«Master Robur, regardez donc ce point noir Ă lâhorizon!... LĂ ... tout Ă fait dans le nord de nous!... Ce ne peut ĂȘtre un rocher?
â Non, Tom, il nây a pas de terres de ce cĂŽtĂ©.
â Alors ce doit ĂȘtre un navire ou tout au moins une embarcation.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui sâĂ©taient portĂ©s Ă lâavant, regardaient le point indiquĂ© par Tom Turner.
Robur demanda sa lunette marine et se mit Ă observer attentivement lâobjet signalĂ©.
Câest une embarcation, dit-il, et jâaffirmerais quâil y a des hommes Ă bord.
â Des naufragĂ©s? sâĂ©cria Tom.
â Oui! des naufragĂ©s, qui auront Ă©tĂ© forcĂ©s dâabandonner leur navire, reprit Robur, des malheureux, ne sachant plus oĂč est la terre, peut-ĂȘtre mourant de faim et de soif! Eh bien! il ne sera pas dit que lâAlbatros nâaura pas essayĂ© de venir Ă leur secours!
Un ordre fut envoyĂ© au mĂ©canicien et Ă ses deux aides. LâaĂ©ronef commença Ă sâabaisser lentement. A cent mĂštres il sâarrĂȘta, et ses propulseurs le poussĂšrent rapidement vers le nord.
CâĂ©tait bien une embarcation. Sa voile battait sur le mĂąt. Faute de vent, elle ne pouvait plus se diriger.
A bord, sans doute, personne nâavait la force de manier un aviron.
Au fond Ă©taient cinq hommes, endormis ou immobilisĂ©s par la fatigue, Ă moins quâils ne fussent morts.
LâAlbatros, arrivĂ© au-dessus dâeux, descendit lentement. A lâarriĂšre de cette embarcation, on put lire alors le nom du navire auquel elle appartenait, câĂ©tait la Jeannette, de Nantes, un navire français que son Ă©quipage avait dĂ» abandonner.
« Aoh! » cria Tom Turner.
Et on devait lâentendre, car lâembarcation nâĂ©tait pas Ă quatre-vingts pieds au-dessous de lui.
Pas de réponse.
« Un coup de fusil! » dit Rohur.
Lâordre fut exĂ©cutĂ©, et la dĂ©tonation se propagea longuement Ă la surface des eaux.
On vit alors un des naufragés se relever péniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette.
En apercevant lâAlbatros, il eut tout dâabord le geste dâun homme Ă©pouvantĂ©. -
« Ne craignez rien! cria Robur en français. Nous venons vous secourir!... Qui ĂȘtes-vous?
â Des matelots de la Jeannette, un trois-mĂąts-barque dont jâĂ©tais le second, rĂ©pondit cet homme. Il y a quinze jours... nous lâavons quittĂ©... au moment oĂč il allait sombrer!... Nous nâavons plus ni eau ni vivres!... »
Les quatre autres naufragĂ©s sâĂ©taient peu Ă peu redressĂ©s. HĂąves, Ă©puisĂ©s, dans un effrayant Ă©tat de maigreur, ils levaient les mains vers lâaĂ©ronef.
« Attention! » cria Robur.
Une corde se dĂ©roula de la plate-forme, et un seau, contenant de lâeau douce, fut affalĂ© jusquâĂ lâembarcation.
Les malheureux se jetĂšrent dessus et burent Ă mĂȘme avec une aviditĂ© qui faisait mal Ă voir.
« Du pain!... du pain!... » criÚrent-ils.
AussitĂŽt, un panier contenant quelques vivres, des conserves, un flacon de brandy, plusieurs pintes de cafĂ©, descendit jusquâĂ eux. Le second eut bien de la peine Ă les modĂ©rer dans lâassouvissement de leur faim.
Puis :
« OĂč sommes-nous?
â A cinquante milles de la cĂŽte du Chili et de lâarchipel des Chonas, rĂ©pondit Robur.
â Merci, mais le vent nous manque, et...
â Nous allons vous donner la remorque!
â Qui ĂȘtes-vous ?...
â Des gens qui sont heureux dâavoir pu vous venir en aide », rĂ©pondit simplement Robur.
Le second comprit quâil y avait un incognito Ă respecter. Quant Ă cette machine volante, Ă©tait-il donc possible quâelle eĂ»t assez de force pour les remorquer?
Oui! et lâembarcation, attachĂ©e Ă un cĂąble dâune centaine de pieds, fut entraĂźnĂ©e vers lâest par le puissant appareil.
A dix heures du soir, la terre était en vue, ou plutÎt on voyait briller les feux qui en indiquaient la situation. Il était venu à temps, ce secours du ciel, pour les naufragés de la Jeannette, et ils avaient bien le droit de croire que leur sauvetage tenait du miracle!
Puis, quand il les eut conduits Ă lâentrĂ©e des passes des Ăźles Chonas, Robur leur cria de larguer la remorque
â ce quâils firent en bĂ©nissant leurs sauveteurs, â et lâAlbatros reprit aussitĂŽt le large.
DĂ©cidĂ©ment il avait du bon, cet aĂ©ronef, qui pouvait ainsi secourir des marins perdus en mer! Quel ballon, si perfectionnĂ© quâil fĂ»t, aurait Ă©tĂ© apte Ă rendre un pareil service! Et, entre eux, Uncle Prudent et Phil Evans durent en convenir, bien quâils fussent dans une disposition dâesprit Ă nier mĂȘme lâĂ©vidence.
Mer mauvaise toujours. SymptĂŽmes alarmants. Le baromĂštre tomba encore de quelques millimĂštres.
Il y avait des poussĂ©es terribles de la brise qui sifflait violemment dans les engins hĂ©licoptĂ©riques de lâAlbatros, et refusait ensuite momentanĂ©ment. En ces circonstances, un navire Ă voiles aurait eu dĂ©jĂ deux ris dans ses huniers et un ris dans sa misaine. Tout indiquait que le vent allait sauter dans le nord-ouest. Le tube du stormglass commençait Ă se troubler dâune inquiĂ©tante façon.
A une heure du matin, le vent sâĂ©tablit avec une extrĂȘme violence. Cependant, bien quâil lâeĂ»t alors debout, lâaĂ©ronef, mĂ» par ses propulseurs, put gagner encore contre lui et remonter Ă raison de quatre Ă cinq lieues par heure. Mais il nâaurait pas fallu lui demander davantage.
TrĂšs Ă©videmment il se prĂ©parait un coup de cyclone, â ce qui est rare sous ces latitudes. Quâon le nomme hurracan sur lâAtlantique, typhon dans les mers de Chine, simoun au Sahara, tornade sur la cĂŽte occidentale, câest toujours une tempĂȘte tournante â et redoutable. Oui! redoutable pour tout bĂątiment, saisi par ce mouvement giratoire qui sâaccroĂźt de la circonfĂ©rence au centre et ne laisse quâun seul endroit calme, le milieu de ce maelstrom des airs.
Robur le savait. Il savait aussi quâil Ă©tait prudent de fuir un cyclone, en sortant de sa zone dâattraction par une ascension vers les couches supĂ©rieures. Jusquâalors il y Ă vait toujours rĂ©ussi. Mais il nâavait pas une heure Ă perdre, pas une minute peut-ĂȘtre!
En effet la violence du vent sâaccroissait sensiblement. Les lames, dĂ©couronnĂ©es Ă leurs crĂȘtes, faisaient courir une poussiĂšre blanche Ă la surface de la mer. Il Ă©tait manifeste, aussi, que le cyclone, en se dĂ©plaçant, allait tomber vers les rĂ©gions du pĂŽle avec une vitesse effroyable.
«En haut! dit Robur.
â En haut!» rĂ©pondit Tom Turner.
Une extrĂȘme puissance ascensionnelle fut communiquĂ©e Ă lâaĂ©ronef, et il sâĂ©leva obliquement, comme sâil eĂ»t suivi un plan qui se fĂ»t inclinĂ© dans le sud-ouest.
En ce moment, le baromĂštre baissa encore, âune chute rapide de la colonne de mercure de huit, puis de douze millimĂštres. Soudain lâAlbatros sâarrĂȘta dans son mouvement ascensionnel.
A quelle cause Ă©tait dĂ» cet arrĂȘt? Evidemment Ă une pesĂ©e de lâair, Ă un formidable courant, qui, se propageant de haut en bas, diminuait la rĂ©sistance du point dâappui.
Lorsquâun steamer remonte un fleuve, son hĂ©lice produit un travail dâautant moins utile que le courant tend Ă fuir sous ses branches. Le recul est alors considĂ©rable, et il peut mĂȘme devenir, Ă©gal Ă la dĂ©rive. Ainsi de lâAlbatros, en ce moment.
Cependant Robur nâabandonna pas la partie. Ses soixante-quatorze hĂ©lices, agissant dans une simultanĂ©itĂ© parfaite, furent portĂ©es Ă leur maximum de rotation. Mais, irrĂ©sistiblement attirĂ© par le cyclone, lâappareil ne pouvait lui Ă©chapper. Durant de courtes accalmies, il reprenait son mouvement ascensionnel. Puis la lourde pesĂ©e lâemportait bientĂŽt, et il retombait comme un bĂątiment qui sombre. Et nâĂ©tait-ce pas sombrer dans cette mer-aĂ©rienne, au milieu dâune nuit dont les fanaux de lâaĂ©ronef ne rompaient la profondeur que sur un rayon restreint?
Evidemment, si la violence du cyclone sâaccroissait encore, lâAlbatros ne serait plus quâun fĂ©tu de paille indirigeable, emportĂ© dans un de ces tourbillons qui dĂ©racinent les arbres, enlĂšvent les toitures, renversent des pans de murailles.
Robur et Tom ne pouvaient se parler que par signes. Uncle Prudent et Phil Evans, accrochĂ©s Ă la rambarde, se demandaient si le mĂ©tĂ©ore nâallait pas faire leur jeu en dĂ©truisant lâaĂ©ronef, et avec lui lâinventeur, et avec lâinventeur, tout le secret de son invention!
Mais, puisque lâAlbatros ne parvenait pas Ă se dĂ©gager verticalement de ce cyclone, ne semblait-il pas quâil nâavait eu quâune chose Ă faire gaguer le centre, relativement calme, oĂč il serait plus maĂźtre de ses manĆuvres? Oui! mais, pour lâatteindre, il aurait fallu rompre ces courants circulaires qui lâentraĂźnaient Ă leur pĂ©riphĂ©rie. PossĂ©dait-il assez de puissance mĂ©canique pour sâen arracher?
Soudain la partie supérieure du nuage creva. Les vapeurs se condensÚrent en torrents de pluie.
Il Ă©tait deux heures du matin. Le baromĂštre, oscillant avec des Ă©carts de douze millimĂštres, Ă©tait alors tombĂ© Ă 709 â ce qui, en rĂ©alitĂ©, devait ĂȘtre diminuĂ© de la baisse due Ă la hauteur atteinte par lâaĂ©ronef au-dessus du niveau de la mer.
PhĂ©nomĂšne assez rare, ce cyclone sâĂ©tait formĂ© hors des zones quâil parcourt le plus habituellement, câest-Ă -dire entre le trentiĂšme parallĂšle nord et le vingt-sixiĂšme parallĂšle sud. Peut-ĂȘtre cela explique-t-il comment cette tempĂȘte tournante se changea subitement en une tempĂȘte rectiligne. Mais quel ouragan! Le coup de vent du Connecticut du 22 mars 1882 eĂ»t pu lui ĂȘtre comparĂ©, lui dont la vitesse fut de cent seize mĂštres Ă la seconde, soit plus de cent lieues Ă lâheure.
Il sâagissait donc de fuir vent arriĂšre, comme un navire devant la tempĂȘte, ou plutĂŽt de se laisser emporter par le courant, que lâAlbatros ne pouvait remonter et dont il ne pouvait sortir. Mais, Ă suivre cette imperturbable trajectoire, il fuyait vers le sud, il se jetait au-dessus de ces rĂ©gions polaires dont Robur avait voulu Ă©viter les approches, il nâĂ©tait plus maĂźtre de sa direction, il irait oĂč le porterait lâouragan!
Tom Turner sâĂ©tait mis au gouvernail. Il fallait toute son adresse pour ne pas embarder sur un bord ou sur lâautre.
Aux premiĂšres heures du matin. â si on peut appeler ainsi cette vague teinte qui nuança lâhorizon â, lâAlbatros avait franchi quinze degrĂ©s depuis le cap Horn, soit plus de quatre cents lieues, et il dĂ©passait la limite du cercle polaire.
LĂ , dans ce mois de juillet, la nuit dure encore dix-neuf heures et demie. Le disque du soleil, sans chaleur, sans lumiĂšre, nâapparaĂźt sur lâhorizon que pour disparaĂźtre presque aussitĂŽt. Au pĂŽle, cette nuit se prolonge pendant soixante-dix-neuf jours. Tout indiquait que. lâAlbatros allait sây plonger comme dans un abĂźme.
Ce jour-lĂ , une observation, si elle eĂ»t Ă©tĂ© possible, aurait donnĂ© 66° 40â de latitude australe. LâaĂ©ronef nâĂ©tait donc plus quâĂ quatorze cents milles du pĂŽle antarctique.
IrrĂ©sistiblement emportĂ© vers cet inaccessible point du globe, sa vitesse « mangeait », pour ainsi dire, sa pesanteur, bien que celle-ci fĂ»t un peu plus forte alors, par suite de lâaplatissement de la terre au pĂŽle. Ses hĂ©lices suspensives, il semblait quâil eĂ»t pu sâen passer. Et, bientĂŽt, la violence de lâouragan devint telle que Robur crut devoir rĂ©duire les propulseurs au minimum de tours, afin dâĂ©viter quelques graves avaries, et de maniĂšre Ă pouvoir gouverner, tout en conservant le moins possible de vitesse propre.
Au milieu de ces dangers, lâingĂ©nieur commandait avec sang-froid., et le personnel obĂ©issait comme si lâĂąme de son chef eĂ»t Ă©tĂ© en lui.
Uncle Prudent et Phil Evans nâavaient pas un instant quittĂ© la plate-forme. On y pouvait rester sans inconvĂ©nient, dâailleurs. Lâair ne faisait pas rĂ©sistance ou faiblement. LâaĂ©ronef Ă©tait lĂ comme un aĂ©rostat qui marche avec la masse fluide dans laquelle il est plongĂ©.
Le domaine du pĂŽle austral comprend, dit-on, quatre millions cinq cent mille mĂštres carrĂ©s en superficie. Est-ce un continent? est-ce un archipel? est-ce une mer palĂ©ocrystique, dont les glaces ne fondent mĂȘme pas pendant la longue pĂ©riode de lâĂ©tĂ©? On lâignore. Mais ce qui est connu, câest que ce pĂŽle austral est plus froid que le pĂŽle borĂ©al, â phĂ©nomĂšne dĂ» Ă la position de la terre sur son orbite durant lâhiver des rĂ©gions antarctiques.
Pendant cette journĂ©e, rien nâindiqua que la tempĂȘte allait sâamoindrir. CâĂ©tait par le soixante-quinziĂšme mĂ©ridien, Ă lâouest, que lâAlbatros allait aborder la rĂ©gion circumpolaire. Par quel mĂ©ridien en sortirait-il, â sâil en sortait?
En tout cas, Ă mesure quâil descendait plus au sud, la durĂ©e du jour diminuait. Avant peu, il serait plongĂ© dans cette nuit permanente qui ne sâillumine quâĂ la clartĂ© de la lune ou aux pĂąles lueurs des aurores australes. Mais la lune Ă©tait nouvelle alors, et les compagnons de Robur risquaient de ne rien voir de ces rĂ©gions dont le secret Ă©chappe encore Ă la curiositĂ© humaine.
TrĂšs probablement, lâAlbatros passa au-dessus de quelques points dĂ©jĂ reconnus, un peu en avant du cercle polaire, dans lâouest de la terre de Graham, dĂ©couverte par Biscoe en 1832, et de la terre Louis-Philippe, dĂ©couverte en 1838 par Durnont dâUrville, derniĂšres limites atteintes sur ce continent inconnu.
Cependant, Ă bord, on ne souffrait pas trop de la tempĂ©rature, beaucoup moins basse alors quâon ne devait le craindre. Il semblait que cet ouragan fĂ»t une sorte de gulf-stream aĂ©rien qui emportait une certaine chaleur avec lui.
Combien il y eut lieu de regretter que toute cette rĂ©gion fĂ»t plongĂ©e dans une obscuritĂ© profonde! Il faut remarquer, toutefois, que, mĂȘme si la lune eĂ»t Ă©clairĂ© lâespace, la part des observations aurait Ă©tĂ© trĂšs rĂ©duite. A cette Ă©poque de lâannĂ©e, un immense rideau de neige, une carapace glacĂ©e, recouvre toute la surface polaire. On nâaperçoit mĂȘme pas ce blink des glaces, teinte blanchĂątre dont la rĂ©verbĂ©ration manque aux horizons obscurs. Dans ces conditions, comment distinguer la forme des terres, lâĂ©tendue des mers, la disposition des Ăźles? Le rĂ©seau hydrographique du pays, comment le reconnaĂźtre? Sa configuration orographique elle-mĂȘme, comment la relever, puisque les collines ou les montagnes sây confondent avec les icebergs, avec les banquises?
Un peu avant minuit, une aurore australe illumina ces tĂ©nĂšbres. Avec ses franges argentĂ©es, ses lamelles qui rayonnaient Ă travers lâespace, ce mĂ©tĂ©ore prĂ©sentait la forme dâun immense Ă©ventail, ouvert sur une moitiĂ© du ciel. Ses extrĂȘmes effluences Ă©lectriques venaient se perdre dans la Croix du Sud, dont les quatre Ă©toiles brillaient au zĂ©nith. Le phĂ©nomĂšne fut dâune magnificence incomparable, et sa clartĂ© suffit Ă montrer lâaspect de cette rĂ©gion confondue dans une immense blancheur.
Il va sans dire que, sur ces contrĂ©es si rapprochĂ©es du pĂŽle magnĂ©tique austral, lâaiguille de la boussole, incessamment affolĂ©e, ne pouvait plus donner aucune indication prĂ©cise relativement Ă la direction suivie. Mais son inclinaison fut telle, Ă un certain moment, que Robur put tenir pour certain quâil passait au-dessus de ce pĂŽle magnĂ©tique, situĂ© Ă peu prĂšs sur le soixante-dix-huitiĂšme parallĂšle.
Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant lâangle que cette aiguille faisait avec la verticale, il sâĂ©cria:
« Le pÎle austral est sous nos pieds! »
Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces.
Lâaurore australe sâĂ©teignit peu aprĂšs, et ce point idĂ©al, oĂč viennent se croiser tous les mĂ©ridiens du globe, est encore Ă connaĂźtre.
Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mystĂ©rieuse des solitudes lâaĂ©ronef et ceux quâil emportait Ă travers lâespace, lâoccasion Ă©tait propice. Sâils ne le firent pas, sans doute, câest que lâengin dont ils avaient besoin leur manquait encore.
Cependant lâouragan continuait Ă se dĂ©chaĂźner avec une vitesse telle que, si lâAlbatros eĂ»t rencontrĂ© quelque montagne sur sa route, il sây fĂ»t brisĂ© comme un navire qui se met Ă la cĂŽte.
En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il nâĂ©tait mĂȘme plus maĂźtre de son dĂ©placement en hauteur.
Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. A chaque instant un choc eĂ»t Ă©tĂ© possible et aurait amenĂ© la destruction de lâappareil.
Cette catastrophe fut dâautant plus Ă craindre que le vent inclina vers lâest, en dĂ©passant le mĂ©ridien zĂ©ro. Deux points lumineux se montrĂšrent alors Ă une centaine de kilomĂštres en avant de lâAlbatros.
CâĂ©taient les deux volcans qui font partie du vaste systĂšme des monts Ross, lâErebus et le Terror.
LâAlbatros allait-il donc se brĂ»ler Ă leurs flammes comme un papillon gigantesque?
Il y eut lĂ une heure palpitante. Lâun des volcans, lâErebus, semblait se prĂ©cipiter sur lâaĂ©ronef qui ne pouvait dĂ©vier du lit de lâouragan. Les panaches de flamme grandissaient Ă vue dâĆil. Un rĂ©seau de feu barrait la route. Dâintenses clartĂ©s emplissaient maintenant lâespace. Les figures, vivement Ă©clairĂ©es Ă bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient lâeffroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux.
Mais lâouragan qui entraĂźnait lâAlbatros, le sauva de cette Ă©pouvantable catastrophe. Les flammes de lâErebus, couchĂ©es par la tempĂȘte, lui livrĂšrent passage. Ce fut au milieu dâune grĂȘle de substances laviques, repoussĂ©es heureusement par lâaction centrifuge des hĂ©lices suspensives, quâil franchit ce cratĂšre en pleine Ă©ruption.
Une heure aprĂšs, lâhorizon dĂ©robait aux regards les deux torches colossales qui Ă©clairent les confins du monde pendant la longue nuit du pĂŽle.
A deux heures du matin, lâĂźle Ballery fut dĂ©passĂ©e Ă lâextrĂ©mitĂ© de la cĂŽte de la DĂ©couverte, sans quâon pĂ»t la reconnaĂźtre, puisquâelle Ă©tait soudĂ©e aux terres arctiques par un ciment de glace.
Et alors, Ă partir du cercle polaire que lâAlbatros recoupa sur le cent soixante-quinziĂšme mĂ©ridien, lâouragan lâemporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois dâĂȘtre brise. Il nâĂ©tait plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu... Dieu est un bon pilote.
LâaĂ©ronef remontait alors le mĂ©ridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degrĂ©s avec celui quâil avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique.
Enfin, au-delĂ du soixantiĂšme parallĂšle, lâouragan indiqua une tendance Ă se casser. Sa violence diminua trĂšs sensiblement. LâAlbatros commença Ă redevenir maĂźtre de lui-mĂȘme. Puis ce qui fut un soulagement vĂ©ritable â il rentra dans les rĂ©gions Ă©clairĂ©es du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin.
Robur et les siens, aprĂšs avoir Ă©chappĂ© au cyclone du Cap Horn, Ă©taient dĂ©livrĂ©s de lâouragan. Ils avaient Ă©tĂ© ramenĂ©s vers le Pacifique par-dessus toute la rĂ©gion polaire, aprĂšs avoir franchi sept mille kilomĂštres en dix-neuf heures â soit plus dâune lieue Ă la minute âvitesse presque double de celle que pouvait obtenir lâAlbatros sous lâaction de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires.
Mais Robur ne savait plus oĂč il se trouvait alors, par suite de cet affolement de lâaiguille aimantĂ©e dans le voisinage du pĂŽle magnĂ©tique. Il fallait attendre que le soleil se montrĂąt dans des conditions convenables pour faire une observation. Malheureusement de gros nuages chargeaient le ciel, ce jour-lĂ , et le soleil ne parut pas.
Ce fut un dĂ©sappointement dâautant plus sensible que les deux hĂ©lices propulsives avaient subi certaines avaries pendant la tourmente.
Robur, trĂšs contrariĂ© de cet accident, ne put marcher, pendant toute cette journĂ©e, quâĂ une vitesse relativement modĂ©rĂ©e. Lorsquâil passa au-dessus des antipodes de Paris, il ne le fit quâĂ raison de six lieues Ă lâheure. Il fallait dâailleurs prendre garde dâaggraver les avaries. Si ses deux propulseurs eussent Ă©tĂ© mis hors dâĂ©tat de fonctionner, la situation de lâaĂ©ronef au-dessus de ces vastes mers du Pacifique aurait Ă©tĂ© trĂšs compromise. Aussi lâingĂ©nieur se demandait-il sâil ne devrait pas procĂ©der aux rĂ©parations sur place, de maniĂšre Ă assurer la continuation du voyage.
Le lendemain, 27 juillet, vers sept heures du matin, une terre fut signalĂ©e dans le nord. On reconnut bientĂŽt que câĂ©tait une Ăźle. Mais laquelle de ces milliers dont est semĂ© le Pacifique? Cependant Robur rĂ©solut de sây arrĂȘter, sans atterrir. Selon lui, la journĂ©e suffirait Ă rĂ©parer les avaries, et il pourrait repartir le soir mĂȘme.
Le vent avait tout Ă fait calmi, â circonstance favorable pour la manĆuvre quâil sâagissait dâexĂ©cuter. Au moins, puisquâil resterait stationnaire, lâAlbatros ne serait pas emportĂ© on ne savait oĂč.
Un long cĂąble de cent cinquante pieds, avec une ancre au bout, fut envoyĂ© par-dessus le bord. Lorsque lâaĂ©ronef arriva Ă la lisiĂšre de lâĂźle, lâancre racla les premiers Ă©cueils, puis sâengagea solidement entre deux roches. Le cĂąble se tendit alors sous lâeffet des hĂ©lices suspensives, et lâAlbatros resta immobile, comme un navire dont on a portĂ© lâancre au rivage.
CâĂ©tait la premiĂšre fois quâil se rattachait Ă la terre depuis son dĂ©part de Philadelphie.
Lorsque lâAlbatros occupait encore une zone Ă©levĂ©e, on avait pu reconnaĂźtre que cette Ăźle Ă©tait de mĂ©diocre grandeur. Mais quel Ă©tait le parallĂšle qui la coupait? Sur quel mĂ©ridien lâavait-on accostĂ©e? Etait-ce une Ăźle du Pacifique, de lâAustralasie, de lâocĂ©an Indien? On ne le saurait que lorsque Robur aurait fait son point. Cependant, bien quâil nâeĂ»t pu tenir compte des indications du compas, il avait lieu de penser quâil Ă©tait plutĂŽt sur le Pacifique. DĂšs que le soleil se montrerait, les circonstances seraient excellentes pour obtenir une bonne observation.
PK pJŹ·ńNó Nó OEBPS/5126-h@5126-h-5.htm.htmlDe cette hauteur â cent cinquante pieds â lâĂźle, qui mesurait environ quinze milles de circonfĂ©rence, se dessinait comme une Ă©toile de mer Ă trois pointes.
A la pointe du sud-est Ă©mergeait un Ăźlot, prĂ©cĂ©dĂ© dâun semis de roches. Sur la lisiĂšre, aucun relais de marĂ©es, ce qui tendait Ă confirmer lâopinion de Robur relativement Ă sa situation, puisque le flux et le reflux sont presque nuls dans lâocĂ©an Pacifique.
A la pointe nord-ouest se dressait une montagne conique, dont lâaltitude pouvait ĂȘtre estimĂ©e Ă douze cents pieds.
On ne voyait aucun indigĂšne, mais peut-ĂȘtre occupaient-ils le littoral opposĂ©. En tout cas, sâils avaient aperçu lâaĂ©ronef, lâĂ©pouvante les eĂ»t plutĂŽt portĂ©s Ă se cacher ou Ă sâenfuir.
CâĂ©tait par la pointe sud-est que lâAlbatros avait attaquĂ© lâĂźle. Non loin, dans une petite anse, un rio se jetait entre les roches. Au-delĂ , quelques vallĂ©es sinueuses, des arbres dâessences variĂ©es, du gibier, perdrix et outardes, en grand nombre. Si lâĂźle nâĂ©tait pas habitĂ©e, du moins paraissait-elle habitable. Certes, Robur aurait pu y atterrir, et, sans doute, sâil ne lâavait pas fait, câest que le sol, trĂšs accidentĂ©, ne lui semblait pas offrir une place convenable pour y reposer lâaĂ©ronef.
En attendant de prendre hauteur, lâingĂ©nieur fit commencer les rĂ©parations, quâil comptait achever dans la journĂ©e. Les hĂ©lices suspensives, en parfait Ă©tat, avaient admirablement fonctionnĂ© au milieu des violences de lâouragan, lequel, on lâa fait observer, avait plutĂŽt soulagĂ© leur travail. En ce moment, la moitiĂ© du jeu Ă©tait en fonction â ce qui suffisait Ă assurer la tension du cĂąble fixĂ© perpendiculairement au littoral.
Mais les deux propulseurs avaient souffert, et plus encore que ne le croyait Robur. Il fallait redresser leurs branches et retoucher lâengrenage qui leur transmettait le mouvement de rotation.
Ce fut lâhĂ©lice antĂ©rieure, dont le personnel sâoccupa dâabord sous la direction de Robur et de Tom Turner. Mieux valait commencer par elle, pour le cas oĂč un motif quelconque eĂ»t obligĂ© lâAlbatros Ă partir avant que le travail fĂ»t achevĂ©. Rien quâavec ce propulseur, on pouvait se maintenir plus aisĂ©ment en bonne route.
Entre-temps, Uncle Prudent et son collĂšgue, aprĂšs sâĂȘtre promenĂ©s sur la plate-forme, Ă©taient allĂ©s sâasseoir Ă lâarriĂšre.
Quant Ă Frycollin, il Ă©tait singuliĂšrement rassure. Quelle diffĂ©rence! NâĂȘtre plus suspendu quâĂ cent cinquante pieds du sol!
Les travaux ne furent interrompus quâau moment ou lâĂ©lĂ©vation du soleil au-dessus de lâhorizon permit de prendre dâabord un angle horaire, puis, lors de sa culmination, de calculer le midi du lieu.
Le rĂ©sultat de lâobservation, faite avec la plus grande exactitude, fut celui-ci :
Longitude 176°17â Ă lâest du mĂ©ridien zĂ©ro.
Latitude 43°37â australe.
Le point, sur la carte, se rapportait Ă la position de lâĂźle Chatam et de lâĂźlot Viff, dont le groupe est aussi dĂ©signĂ© sous lâappellation commune dâĂźles Brougthon. Ce groupe se trouve Ă quinze degrĂ©s dans lâest de TawaĂŻ-Pomanou, lâĂźle mĂ©ridionale de la Nouvelle-ZĂ©lande, situĂ©e dans la partie sud de lâocĂ©an Pacifique.
« Câest Ă peu prĂšs ce que je supposais, dit Robur Ă Tom Turner.
â Et alors, nous sommes?...
â A quarante-six degrĂ©s dans le sud de lâĂźle X, soit Ă une distance de deux mille huit cents milles.
â Raison de plus pour rĂ©parer nos propulseurs, rĂ©pondit le contremaĂźtre. Dans ce trajet, nous pourrions rencontrer des vents contraires, et, avec le peu qui nous reste dâapprovisionnements, il importe de rallier lâĂźle X le plus vite possible.
â Oui, Tom, et jâespĂšre bien me mettre en route dans la nuit, quand je devrais ne partir quâavec une seule hĂ©lice, quitte Ă rĂ©parer lâautre en route.
â Master Robur, demanda Tom Turner, et ces deux gentlemen, et leur domestique ?...
â Tom Turner, rĂ©pondit lâingĂ©nieur, seraient-ils Ă plaindre pour devenir colons de lâĂźle X? »
Mais quâĂ©tait donc cette Ăźle X? Une Ăźle perdue dans lâimmensitĂ© de lâocĂ©an Pacifique, entre lâĂ©quateur et le tropique du Cancer, une Ăźle qui justifiait bien ce signe algĂ©brique dont Robur avait fait son nom. Elle Ă©mergeait de cette vaste mer des Marquises, en dehors de toutes les routes de communication interocĂ©aniennes. CâĂ©tait lĂ que Robur avait fondĂ© sa petite colonie, lĂ que venait se reposer lâAlbatros, lorsquâil Ă©tait fatiguĂ© de son vol, lĂ quâil se rĂ©approvisionnait de tout ce quâil lui fallait pour ses perpĂ©tuels voyages. En cette Ăźle X, Robur, disposant de grandes ressources, avait pu Ă©tablir un chantier et construire son aĂ©ronef. Il pouvait lây rĂ©parer, mĂȘme le refaire. Ses magasins renfermaient les matiĂšres, subsistances, approvisionnements de toutes sortes, accumulĂ©s pour lâentretien dâune cinquantaine dâhabitants, lâunique population de lâĂźle.
Lorsque Robur avait doublĂ© le cap Horn, quelques jours avant, son intention Ă©tait bien de regagner lâĂźle X, en traversant obliquement le Pacifique. Mais le cyclone avait saisi lâAlbatros dans son tourbillon. AprĂšs lui, lâouragan lâavait emportĂ© au-dessus des rĂ©gions australes. En somme, il avait Ă©tĂ© Ă peu prĂšs remis dans sa direction premiĂšre, et, sans les avaries des propulseurs, le retard nâaurait eu que peu dâimportance.
On allait donc regagner lâĂźle X. Mais, ainsi que lâavait dit le contremaĂźtre Tom Turner, la route Ă©tait longue encore. Il y aurait probablement Ă lutter contre des vents dĂ©favorables. Ce ne serait pas trop de toute sa puissance mĂ©canique pour que lâAlbatros arrivĂąt Ă destination dans les dĂ©lais voulus. Avec un temps moyen, sous une allure ordinaire, cette traversĂ©e devait sâaccomplir en trois ou quatre jours.
De lĂ ce parti quâavait pris Robur de se fixer sur lâĂźle Chatam. Il sây trouvait dans des conditions meilleures pour rĂ©parer au moins lâhĂ©lice de lâavant. Il ne craignait plus, au cas oĂč la brise contraire se fĂ»t levĂ©e, dâĂȘtre entraĂźnĂ© vers le sud, quand il voulait aller vers le nord. La nuit venue, cette rĂ©paration serait achevĂ©e. Il manĆuvrerait alors pour faire dĂ©raper son ancre. Si elle Ă©tait trop solidement engagĂ©e dans les roches, il en serait quitte pour couper le cĂąble et reprendrait son vol vers lâEquateur.
On le voit, cette maniĂšre de procĂ©der Ă©tait la plus simple, la meilleure aussi, et elle sâĂ©tait exĂ©cutĂ©e Ă point.
Le personnel de lâAlbatros, sachant quâil nây avait pas de temps Ă perdre, se mit rĂ©solument Ă la besogne.
Tandis que lâon travaillait Ă lâavant de lâaĂ©ronef, Uncle Prudent et Phil Evans avaient entre eux une conversation dont les consĂ©quences allaient ĂȘtre dâune gravitĂ© exceptionnelle.
« Phil Evans, dit Uncle Prudent, vous ĂȘtes bien dĂ©cidĂ©, comme moi, Ă faire le sacrifice de votre vie?
â Oui, comme vous!
â Une derniĂšre fois, il est bien Ă©vident que nous nâavons plus rien Ă attendre de ce Robur?
â Rien.
â Eh bien, Phil Evans, mon parti est pris. Puisque lâAlbatros doit repartir ce soir mĂȘme, la nuit ne se passera pas sans que nous ayons accompli notre Ćuvre! Nous casserons les ailes Ă lâoiseau de lâingĂ©nieur Robur! Cette nuit, il sautera au milieu des airs!
â Quâil saute donc! rĂ©pondit Phil Evans. »
On le voit, les deux collĂšgues Ă©taient dâaccord sur tous les points, mĂȘme quand il sâagissait dâaccepter avec cette indiffĂ©rence lâeffroyable mort qui les attendait.
« Avez-vous tout ce quâil faut?... demanda Phil Evans.
â Oui!... La nuit derniĂšre, pendant que Robur et ses gens ne sâoccupaient que du salut de lâaĂ©ronef, jâai pu me glisser dans la soute et prendre une cartouche de dynamite!
â Uncle Prudent, mettons-nous Ă la besogne...
â Non, ce soir seulement! Quand la nuit sera venue, nous rentrerons dans notre roufle, et vous veillerez Ă ce quâon ne puisse me surprendre! »
Vers six heures, les deux collĂšgues dĂźnĂšrent suivant leur habitude. Deux heures aprĂšs, ils sâĂ©taient retirĂ©s dans leur cabine, comme des gens qui vont dormir pour se refaire dâune nuit sans sommeil.
Ni Robur ni aucun de ses compagnons ne pouvait soupçonner quelle catastrophe menaçait lâAlbatros.
Voici comment Uncle Prudent comptait agir :
Ainsi quâil lâavait dit, il avait pu pĂ©nĂ©trer dans la soute aux munitions, mĂ©nagĂ©e en un des compartiments de la coque de lâaĂ©ronef. LĂ , il sâĂ©tait emparĂ© dâune certaine quantitĂ© de poudre et dâune cartouche semblable Ă celles dont lâingĂ©nieur avait fait usage au Dahomey. RentrĂ© dans sa cabine, il avait cachĂ© soigneusement cette cartouche, avec laquelle il Ă©tait rĂ©solu Ă faire sauter lâAlbatros pendant la nuit, lorsquâil aurait repris son vol au milieu des airs.
En ce moment, Phil Evans examinait lâengin explosif. dĂ©robĂ© par son compagnon.
CâĂ©tait une gaine dont lâarmature mĂ©tallique contenait environ un kilogramme de la substance explosible, ce qui devait suffire Ă disloquer lâaĂ©ronef et briser son jeu dâhĂ©lices. Si lâexplosion ne le dĂ©truisait pas dâun coup, il sâachĂšverait dans sa chute. Or, cette cartouche, rien nâĂ©tait plus aisĂ© que de la dĂ©poser en un coin de la cabine, de maniĂšre quâelle crevĂąt la plate-forme et atteignit la coque jusque dans sa membrure.
Mais, pour provoquer lâexplosion, il fallait faire Ă©clater la capsule de fulminate dont la cartouche Ă©tait munie. CâĂ©tait la partie la plus dĂ©licate de lâopĂ©ration, car lâinflammation de cette capsule ne devait se produire que dans un temps calculĂ© avec une extrĂȘme prĂ©cision.
En effet, Uncle Prudent avait rĂ©flĂ©chi Ă ceci dĂšs que le propulseur de lâavant serait rĂ©parĂ©, lâaĂ©ronef devait reprendre sa marche vers le nord; mais, cela fait, il Ă©tait probable que Robur et ses gens viendraient Ă lâarriĂšre pour remettre en Ă©tat lâhĂ©lice postĂ©rieure. Or, la prĂ©sence de tout le personnel auprĂšs de la cabine pourrait gĂȘner Uncle Prudent dans son opĂ©ration. Câest pourquoi il sâĂ©tait dĂ©cidĂ© Ă se servir dâune mĂšche, de maniĂšre Ă ne provoquer lâexplosion que dans un temps donnĂ©.
Voici donc ce quâil dit Ă Phil Evans :
« En mĂȘme temps que cette cartouche, jâai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une mĂšche dont la longueur sera en raison du temps quâelle mettra Ă brĂ»ler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de lâallumer Ă minuit, de maniĂšre que lâexplosion se produise entre trois et quatre heures du matin.
â Bien combinĂ©! » rĂ©pondit Phil Evans.
Les deux collĂšgues, on le voit, en Ă©taient arrivĂ©s Ă examiner avec le plus grand sang-froid lâeffroyable destruction dans laquelle ils devaient pĂ©rir, il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indiquĂ© pour dĂ©truire, avec lâAlbatros, ceux quâil emportait dans les airs. Que lâacte fĂ»t insensĂ©, odieux mĂȘme, soit! Mais voilĂ oĂč ils en Ă©taient arrivĂ©s, aprĂšs cinq semaines de cette existence de colĂšre qui nâavait pu Ă©clater, de rage qui nâavait pu sâassouvir!
« Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie?
â Nous sacrifions bien la nĂŽtre! . rĂ©pondit Uncle Prudent. »
Il est douteux que Frycollin eût trouvé la raison suffisante.
ImmĂ©diatement, Uncle Prudent se mit Ă lâĆuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle.
Le personnel Ă©tait toujours occupĂ© Ă lâavant. Il nây avait pas Ă craindre dâĂȘtre surpris.
Uncle Prudent commença par Ă©craser une petite quantitĂ© de poudre de maniĂšre Ă la rĂ©duire Ă lâĂ©tat de pulvĂ©rin. AprĂšs lâavoir mouillĂ©e lĂ©gĂšrement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de mĂšche. Lâayant allumĂ©e, il sâassura quâelle brĂ»lait Ă raison de cinq centimĂštres par dix minutes, soit un mĂštre en trois heures et demie. La mĂšche fut alors Ă©teinte, puis fortement serrĂ©e dans une spirale de corde et ajustĂ©e Ă la capsule de la cartouche.
Ce travail était terminé vers dix heures du soir, sans avoir excité le moindre soupçon.
A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collĂšgue dans la cabine.
Pendant cette journĂ©e, les rĂ©parations de lâhĂ©lice antĂ©rieure avaient Ă©tĂ© trĂšs activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir dĂ©monter ses branches, qui Ă©taient faussĂ©es.
Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mĂ©canique de lâAlbatros nâavait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours.
La nuit Ă©tait venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de lâavant nâĂ©tait pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de rĂ©parations pour quâil fĂ»t prĂȘt Ă fonctionner. Aussi, aprĂšs en avoir causĂ© avec Tom Turner, lâingĂ©nieur dĂ©cida-t-il de donner quelque repos Ă son personnel brisĂ© de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait Ă faire. Ce nâĂ©tait pas trop, dâailleurs, de la clartĂ© du jour pour ce travail dâajustage extrĂȘmement dĂ©licat, et auquel les fanaux nâeussent donnĂ© quâune insuffisante lumiĂšre.
VoilĂ ce quâignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. Sâen tenant Ă ce quâils avaient entendu dire Ă Robur, ils devaient penser que le propulseur de lâavant serait rĂ©parĂ© avant la nuit et que lâAlbatros aurait immĂ©diatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc dĂ©tachĂ© de lâĂźle, quand il y Ă©tait encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement quâils lâimaginaient.
Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient lâobscuritĂ© plus profonde. On sentait dĂ©jĂ quâune lĂ©gĂšre brise tendait Ă sâĂ©tablir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne dĂ©plaçaient pas lâAlbatros, qui demeurait immobile sur son ancre, dont le cĂąble, tendu verticalement, le retenait au sol.
Uncle Prudent et son collĂšgue, enfermĂ©s dans leur cabine, nâĂ©changeaient que peu de mots, Ă©coutant le frĂ©missement des hĂ©lices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fĂ»t venu dâagir.
Un peu avant minuit :
« Il est temps! » dit Uncle Prudent.
Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent dĂ©posa la cartouche de dynamite, munie de sa mĂšche. De cette façon, la mĂšche pourrait brĂ»ler sans se trahir par son odeur ou son crĂ©pitement. Uncle Prudent lâalluma Ă son extrĂ©mitĂ©. Puis, repoussant le coffre sous la couchette
Maintenant, Ă lâarriĂšre, dit-il, et attendons!
Tous deux sortirent et furent dâabord Ă©tonnĂ©s de ne pas voir le timonier Ă son poste habituel.
Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme.
« LâAlbatros est toujours Ă la mĂȘme place! dit-il Ă voix basse. Les travaux nâont pas Ă©tĂ© terminĂ©s !... Il nâaura pu partir! »
Uncle Prudent eut un geste de désappointement.
« Il faut éteindre la mÚche, dit-il.
Non !... Il faut nous sauver! répondit Phil Evans. Nous sauver?
â Oui!... Par le cĂąble de lâancre, puisquâil fait nuit!... Cent cinquante pieds Ă descendre, ce nâest rien!
â Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue! »
Mais, auparavant, ils rentrĂšrent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce quâils pouvaient emporter en prĂ©vision dâun sĂ©jour plus ou moins prolongĂ© sur lâĂźle Chatam. Puis, la porte refermĂ©e, ils sâavancĂšrent sans bruit vers lâavant.
Leur intention Ă©tait de rĂ©veiller Frycollin et de lâobliger Ă prendre la fuite avec eux.
LâobscuritĂ© Ă©tait profonde. Les nuages commençaient Ă chasser du sud-ouest. DĂ©jĂ lâaĂ©ronef tanguait quelque peu sur son ancre, en sâĂ©cartant lĂ©gĂšrement de la verticale par rapport au cĂąble de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultĂ©s. Mais ce nâĂ©tait pas pour arrĂȘter des hommes qui, tout dâabord, nâavaient pas hĂ©sitĂ© Ă jouer leur vie.
Tous deux se glissĂšrent sur la plate-forme, sâarrĂȘtant parfois Ă lâabri des roufles pour Ă©couter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumiĂšre Ă travers les hublots. Ce nâĂ©tait pas seulement le silence, câĂ©tait le sommeil dans lequel Ă©tait plongĂ© lâaĂ©ronef.
Cependant Uncle Prudent et son compagnon sâapprochaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans sâarrĂȘta :
« Lâhomme de garde! » dit-il.
Un homme, en effet, Ă©tait couchĂ© prĂšs du roufle. Sâil dormait, câĂ©tait Ă peine. Toute fuite devenait impossible au cas oĂč il eĂ»t donnĂ© lâalarme.
En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et dâĂ©toupe, dont on sâĂ©tait servi pour la rĂ©paration de lâhĂ©lice.
Un instant aprĂšs, lâhomme fut bĂąillonnĂ©, encapuchonnĂ©, attachĂ© Ă un des montants de la rambarde, dans lâimpossibilitĂ© de pousser un cri ou de faire un mouvement.
Tout cela sâĂ©tait passĂ© presque sans bruit.
Uncle Prudent et Phil Evans Ă©coutĂšrent... Le silence ne fut aucunement troublĂ© Ă lâintĂ©rieur des roufles. Tous dormaient Ă bord.
Les deux fugitifs â ne peut-on dĂ©jĂ leur donner ce nom? â arrivĂšrent devant la cabine occupĂ©e par Frycollin. François Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui Ă©tait rassurant.
A sa grande surprise, Uncle Prudent nâeut point Ă pousser la porte de Frycollin. Elle Ă©tait ouverte. Il sâintroduisit Ă demi dans la cabine; puis, se retirant :
« Personne! dit-il.
â Personne ! ... OĂč peut-il ĂȘtre? » murmura Phil Evans.
Tous deux rampĂšrent jusquâĂ lâavant, pensant que Frycollin dormait peut-ĂȘtre dans quelque coin...
Personne encore.
« Est-ce que le coquin nous aurait devancés ?... dit Uncle Prudent.
â Quâil lâait fait ou non, rĂ©pondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps! Partons ! »
Sans hĂ©siter, lâun aprĂšs lâautre, les fugitifs saisirent le cĂąble des deux mains, sây assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arrivĂšrent Ă terre sains et saufs.
Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus ĂȘtre les jouets de lâatmosphĂšre!
Ils se prĂ©paraient Ă gagner lâintĂ©rieur de lâĂźle en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux.
CâĂ©tait Frycollin.
Oui! Le NÚgre avait eu cette idée, qui était venue à son maßtre, et cette audace de le devancer, sans le prévenir.
Mais lâheure nâĂ©tait pas aux rĂ©criminations, et Uncle Prudent se disposait Ă chercher un refuge en quelque partie Ă©loignĂ©e de lâĂźle, lorsque Phil Evans lâarrĂȘta.
« Uncle Prudent, Ă©coutez-moi, dit-il. Nous voilĂ hors des mains de ce Robur. Il est vouĂ© ainsi que ses compagnons Ă une mort Ă©pouvantable. Il la mĂ©rite, soit! Mais, sâil jurait sur son honneur de ne pas chercher Ă nous reprendre...
â Lâhonneur dâun pareil homme... »
Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait Ă bord de lâAlbatros. Evidemment, lâalarme Ă©tait donnĂ©e, lâĂ©vasion allait ĂȘtre dĂ©couverte.
« A moi!... A moi!... » criait-on.
CâĂ©tait lâhomme de garde qui avait pu repousser son bĂąillon. Des pas prĂ©cipitĂ©s retentirent sur la plate-forme. Presque aussitĂŽt les fanaux lancĂšrent leurs projections Ă©lectriques sur un large secteur.
« Les voilà !... Les voilà ! » cria Tom Turner.
Les fugitifs avaient été vus.
Au mĂȘme instant, par suite dâun ordre que donna Robur Ă voix haute, les hĂ©lices suspensives furent ralenties et, par le cĂąble halĂ© Ă bord, lâAlbatros commença Ă se rapprocher du sol.
En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre :
« IngĂ©nieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur lâhonneur Ă nous laisser libres sur cette Ăźle ?...
â Jamais! » sâĂ©cria Robur.
Et cette rĂ©ponse fut suivie dâun coup de fusil, dont la balle effleura lâĂ©paule de Phil Evans.
« Ah! les gueux! » sâĂ©cria Uncle Prudent.
Et, son couteau Ă la main, il se prĂ©cipita vers les roches entre lesquelles Ă©tait incrustĂ©e lâancre. LâaĂ©ronef nâĂ©tait plus quâĂ cinquante pieds du sol...
En quelques secondes, le cĂąble fut coupĂ©, et la brise, qui avait sensiblement fraĂźchi, prenant de biais lâAlbatros, lâentraĂźna dans le nord-est, au-dessus de la mer.
Il Ă©tait alors minuit. Cinq ou six coups de fusil avaient encore Ă©tĂ© tirĂ©s de lâaĂ©ronef. Uncle Prudent et Frycollin, soutenant Phil Evans, sâĂ©taient jetĂ©s Ă lâabri des roches.
Ils nâavaient pas Ă©tĂ© atteints. Pour lâinstant, ils nâavaient plus rien Ă craindre.
Tout dâabord, lâAlbatros, en mĂȘme temps quâil sâĂ©cartait de lâĂźle Chatam, fut portĂ© Ă une altitude de neuf cents mĂštres. Il avait fallu forcer de vitesse ascensionnelle afin de ne pas tomber en mer.
Au moment oĂč lâhomme de garde, dĂ©livrĂ© de son bĂąillon, venait de jeter un premier cri, Robur et Tom Turner, se prĂ©cipitant vers lui, lâavaient dĂ©barrassĂ© du morceau de toile qui lâencapuchonnait et dĂ©gagĂ© de ses liens. Puis, le contremaĂźtre sâĂ©tait Ă©lancĂ© vers la cabine dâUncle Prudent et de Phil Evans; elle Ă©tait vide!
François Tapage, de son cĂŽtĂ©, avait fouillĂ© la cabine de Frycollin; il nây avait personne!
En constatant que ses prisonniers lui avaient Ă©chappĂ©, Robur sâabandonna Ă un violent mouvement de colĂšre. LâĂ©vasion dâUncle Prudent et de Phil Evans, câĂ©tait son secret, câĂ©tait sa personnalitĂ©, rĂ©vĂ©lĂ©s Ă tous. Sâil ne sâĂ©tait pas inquiĂ©tĂ© autrement du document lancĂ© pendant la traversĂ©e de lâEurope, câest quâil y avait bien des chances pour quâil se fĂ»t perdu dans sa chute!... Mais maintenant!...
Puis, se calmant :
« Ils se sont enfuis, soit! dit-il. Comme ils ne pourront sâĂ©chapper de lâĂźle Chatam avant quelques jours, jây reviendrai!... Je les chercherai!... Je les reprendrai!... Et alors...»
En effet, le salut des trois fugitifs Ă©tait loin dâĂȘtre assurĂ©. LâAlbatros, redevenu maĂźtre de sa direction, ne tarderait pas Ă regagner lâĂźle Chatam, dont les fugitifs ne pourraient sâenfuir de sitĂŽt. Avant douze heures, ils seraient retombĂ©s au pouvoir de lâingĂ©nieur.
Avant douze heures! Mais, avant deux heures lâAlbatros serait anĂ©anti! Cette cartouche de dynamite, nâĂ©tait-ce pas comme une torpille attachĂ©e Ă son flanc, qui accomplirait lâĆuvre de destruction au milieu des airs?
Cependant, la brise devenant plus fraĂźche, lâaĂ©ronef Ă©tait emportĂ© vers le nord-est. Bien que sa vitesse fĂ»t modĂ©rĂ©e, il devait avoir perdu de vue lâĂźle Chatam au lever du soleil.
Pour revenir contre le vent, il aurait fallu que les propulseurs, ou tout au moins celui de lâavant, eussent Ă©tĂ© en Ă©tat de fonctionner.
« Tom, dit lâingĂ©nieur, pousse les fanaux Ă pleine lumiĂšre.
â Oui, master Robur.
â Et tous Ă lâouvrage! -
â Tous! » rĂ©pondit le contremaĂźtre.
Il ne pouvait plus ĂȘtre question de remettre le travail au lendemain. Il ne sâagissait plus de fatigues, maintenant! Pas un des hommes de lâAlbatros qui ne partageĂąt les passions de son chef! Pas un qui ne fĂ»t prĂȘt Ă tout faire pour reprendre les fugitifs! DĂšs que lâhĂ©lice de lâavant serait remise en place, on reviendrait sur Chatam, on sây amarrerait de nouveau, on donnerait la chasse aux prisonniers. Alors, seulement, seraient commencĂ©es les rĂ©parations de lâhĂ©lice de lâarriĂšre, et lâaĂ©ronef pourrait continuer en toute sĂ©curitĂ© Ă travers le Pacifique son voyage de retour Ă lâĂźle X.
Toutefois, il Ă©tait important que lâAlbatros ne. fĂ»t pas emportĂ© trop loin dans le nord-est. Or, circonstance fĂącheuse, la brise sâaccentuait, et il ne pouvait plus ni la remonter ni mĂȘme rester stationnaire. PrivĂ© de ses propulseurs, il Ă©tait devenu un ballon indirigeable. Les fugitifs, postĂ©s sur le littoral, avaient pu constater quâil aurait disparu avant que lâexplosion lâeĂ»t mis en piĂšces.
Cet Ă©tat de choses ne pouvait quâinquiĂ©ter beaucoup Robur relativement Ă ses projets ultĂ©rieurs. NâĂ©prouverait-il pas quelques retards pour rallier lâĂźle Chatam? Aussi, pendant que les rĂ©parations Ă©taient activement poussĂ©es, prit-il la rĂ©solution de redescendre dans les basses couches avec lâespĂ©rance dây rencontrer des courants plus faibles. Peut-ĂȘtre lâAlbatros parviendrait-il Ă se maintenir dans ces parages jusquâau moment oĂč il serait redevenu assez puissant pour refouler la brise?
La manĆuvre fut aussitĂŽt faite. Si quelque navire eĂ»t assistĂ© aux Ă©volutions de cet appareil, alors baignĂ© dans ses lueurs Ă©lectriques, de quelle Ă©pouvante son Ă©quipage aurait Ă©tĂ© pris!
Lorsque lâAlbatros ne fut plus quâĂ quelques centaines de pieds de la surface de la mer, il sâarrĂȘta.
Malheureusement, Robur dut le constater, la brise soufflait avec plus de force dans cette zone infĂ©rieure, et lâaĂ©ronef sâĂ©loignait avec une vitesse plus grande. Il risquait donc dâĂȘtre entraĂźnĂ© fort loin dans le nord-est, â ce qui retarderait son retour Ă lâĂźle Chatam.
En somme, aprĂšs tentatives faites, il fut prouvĂ© quâil y avait avantage Ă se maintenir dans les hautes couches oĂč lâatmosphĂšre Ă©tait mieux Ă©quilibrĂ©e. Aussi lâAlbatros remonta-t-il Ă une moyenne de trois mille mĂštres. LĂ , sâil ne resta pas stationnaire, du moins sa dĂ©rive fut-elle plus lente. LâingĂ©nieur put donc espĂ©rer quâau lever du jour, et de cette altitude, il aurait encore en vue les parages de lâĂźle, dont il avait dâailleurs relevĂ© la position avec une exactitude absolue.
Quant Ă la question de savoir si les fugitifs auraient reçu bon accueil des indigĂšnes, au cas oĂč lâĂźle serait habitĂ©e, Robur ne sâen prĂ©occupait mĂȘme pas. Que ces indigĂšnes leur vinssent en aide, peu lui importait. Avec les moyens offensifs dont disposait lâAlbatros, ils seraient promptement Ă©pouvantĂ©s, dispersĂ©s. La capture des prisonniers ne pouvait donc faire question, et, une fois repris...
« On ne sâenfuit pas de lâĂźle X! » dit Robur.
Vers une heure aprĂšs minuit, le propulseur de lâavant Ă©tait rĂ©parĂ©. Il ne sâagissait plus que de le remettre en place, ce qui exigeait encore une heure de travail. Cela fait, lâAlbatros repartirait, cap au sud-ouest, et lâon dĂ©monterait alors le propulseur de lâarriĂšre.
Et cette mĂšche qui brĂ»lait dans la cabine abandonnĂ©e! Cette mĂšche, dont plus dâun tiers Ă©tait consumĂ© dĂ©jĂ ! Et cette Ă©tincelle qui sâapprochait de la cartouche de dynamite!
AssurĂ©ment, si les hommes de lâaĂ©ronef nâeussent pas Ă©tĂ© aussi occupĂ©s, peut-ĂȘtre lâun dâeux eĂ»t-il entendu le faible crĂ©pitement qui commençait Ă se produire dans le ronfle? Peut-ĂȘtre eĂ»t-il perçu une odeur de poudre brĂ»lĂ©e? Il se fĂ»t inquiĂ©tĂ©. Il aurait prĂ©venu lâingĂ©nieur ou Tom Turner. On eĂ»t cherchĂ©, on eĂ»t dĂ©couvert ce coffre dans lequel Ă©tait dĂ©posĂ© lâengin explosif... Il eĂ»t Ă©tĂ© temps encore de sauver ce merveilleux Albatros et tous ceux quâil emportait avec lui!
Mais les hommes travaillaient Ă lâavant, câest-Ă -dire Ă vingt mĂštres du roufle des fugitifs. Rien ne les appelait encore dans cette partie de la plate-forme, comme rien ne pouvait les distraire dâune besogne qui exigeait toute leur attention.
Robur, lui aussi, Ă©tait lĂ , travaillant de ses mains, en habile mĂ©canicien quâil Ă©tait. Il pressait lâouvrage, mais sans rien nĂ©gliger pour que tout fĂ»t fait avec le plus grand soin! Ne fallait-il pas quâil redevint absolument maĂźtre de son appareil? Sâil ne parvenait pas Ă reprendre les fugitifs, ceux-ci finiraient par se rapatrier. On ferait des investigations. LâĂźle X nâĂ©chapperait peut-ĂȘtre pas aux recherches. Et ce serait la fin de cette existence que les hommes de lâAlbatros sâĂ©taient crĂ©Ă©e, â existence surhumaine, sublime!
En ce moment; Tom Turner sâapprocha de lâingĂ©nieur. Il Ă©tait une heure un quart.
« Master Robur, dit-il, il me semble que la brise a quelque tendance Ă mollir, en gagnant dans lâouest, il est vrai.
â Et quâindique le baromĂštre? demanda Robur, aprĂšs avoir observĂ© lâaspect du ciel.
â Il est Ă peu prĂšs stationnaire, rĂ©pondit le contremaĂźtre. Pourtant, il me semble que les nuages sâabaissent au-dessous de lâAlbatros.
â En effet, Tom Turner, et, dans ce cas, il ne serait pas impossible quâil plĂ»t Ă la surface de la mer. Mais, pourvu que nous demeurions au-dessus de la zone des pluies, peu importe! Nous ne serons pas gĂȘnĂ©s dans lâachĂšvement de notre travail.
â Si la pluie tombe, reprit Tom Turner, ce doit ĂȘtre une pluie fine â du moins la forme des nuages le fait supposer â et il est probable que, plus bas, la brise va calmir tout Ă fait.
â Sans doute, Tom, rĂ©pondit Robur. NĂ©anmoins, il me semble prĂ©fĂ©rable de ne pas redescendre encore. Achevons de rĂ©parer nos avaries et alors nous pourrons manĆuvrer Ă notre convenance. Tout est lĂ . »
A deux heures et quelques minutes, la premiĂšre partie du travail Ă©tait finie. LâhĂ©lice antĂ©rieure rĂ©installĂ©e, les piles qui lâactionnaient furent mises en activitĂ©. Le mouvement s accĂ©lĂ©ra peu Ă peu, et lâAlbatros, Ă©voluant cap au sud-ouest, revint avec une vitesse moyenne dans la direction de lâĂźle Chatam.
« Tom, dit Robur, il y a deux heures et demie environ que nous avons portĂ© au nord-est. La brise nâa pas changĂ©, ainsi que jâai pu mâen assurer en observant le compas. Donc, jâestime quâen une heure, au plus, nous pouvons retrouver les parages de lâĂźle.
â Je le crois aussi, master Robur, rĂ©pondit le contremaĂźtre, car nous avançons a raison dâune douzaine de mĂštres par seconde. Entre trois et quatre heures du matin, lâAlbatros aura regagnĂ© son point de dĂ©part.
â Et ce sera tant mieux, Tom! rĂ©pondit lâingĂ©nieur. Nous avons intĂ©rĂȘt Ă arriver de nuit et mĂȘme Ă atterrir, sans avoir Ă©tĂ© vus. Les fugitifs, nous croyant loin dans le nord, ne se tiendront pas sur leurs gardes. Lorsque lâAlbatros sera presque Ă ras de terre, nous essaierons de le cacher derriĂšre quelques hautes roches de lâĂźle. Puis, dussions-nous passer quelques jours Ă Chatam...
â Nous les passerons, master Robur, et, quand nous devrions lutter contre une armĂ©e dâindigĂšnes...
â Nous lutterons, Tom, nous lutterons pour notre Albatros ! »
LâingĂ©nieur se retourna alors vers ses hommes qui attendaient de nouveaux ordres.
« Mes amis, leur dit-il, lâheure nâest pas venue de se reposer. Il faut travailler jusquâau jour. »
Tous Ă©taient prĂȘts.
Il sâagissait maintenant de recommencer pour le propulseur de lâarriĂšre les rĂ©parations qui avaient Ă©tĂ© faites pour celui de lâavant. CâĂ©taient les mĂȘmes avaries, produites par la mĂȘme cause, câest-Ă -dire par la violence de lâouragan pendant la traversĂ©e du continent antarctique.
Mais, afin dâaider Ă rentrer cette hĂ©lice en dedans, il parut bon dâarrĂȘter, pendant quelques minutes, la marche de lâaĂ©ronef et mĂȘme de lui imprimer un mouvement rĂ©trograde. Sur lâordre de Robur, lâaide-mĂ©canicien fit machine en arriĂšre, en renversant la rotation de lâhĂ©lice antĂ©rieure. LâaĂ©ronef commença donc à « culer » doucement, pour employer une expression maritime.
Tous se disposaient alors Ă se rendre Ă lâarriĂšre, lorsque Tom Turner fut surpris par une singuliĂšre odeur.
CâĂ©taient les gaz de la mĂšche, accumulĂ©s maintenant dans le coffre, qui sâĂ©chappaient de la cabine des fugitifs.
« Hein? fit le contremaßtre.
â Quây a-t-il? demanda Robur.
â Ne sentez-vous pas?... On dirait de la poudre qui brĂ»le?
â En effet, Tom!
â Et cette odeur vient du dernier roufle!
â Oui... de la cabine mĂȘme...
â Est-ce que ces misĂ©rables auraient mis le feu?...
â Eh! si ne nâĂ©tait que le feu ?... sâĂ©cria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte! »
Mais le contremaĂźtre avait Ă peine fait un pas vers lâarriĂšre, quâune explosion formidable Ă©branla lâAlbatros. Les roufles volĂšrent en Ă©clats. Les fanaux sâĂ©teignirent, car le courant Ă©lectrique leur manqua subitement, et lâobscuritĂ© redevint complĂšte. Cependant, si la plupart des hĂ©lices suspensives, tordues ou fracassĂ©es, Ă©taient hors dâusage, quelques-unes, Ă la proue, nâavaient pas cessĂ© de tourner.
Soudain, la coque de lâaĂ©ronef sâouvrit un peu en arriĂšre du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de lâavant, et la partie postĂ©rieure de la plate-forme culbuta dans lâespace.
Presque aussitĂŽt sâarrĂȘtĂšrent les derniĂšres hĂ©lices suspensives, et lâAlbatros fut prĂ©cipitĂ© vers lâabĂźme.
CâĂ©tait une chute de trois mille mĂštres pour les huit hommes, accrochĂ©s, comme des naufragĂ©s, Ă cette Ă©pave!
En outre, cette chute allait ĂȘtre dâautant plus rapide que le propulseur de lâavant, aprĂšs sâĂȘtre redressĂ© verticalement, fonctionnait encore!
Ce fut alors que Robur, avec un Ă -propos qui dĂ©notait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusquâau roufle Ă demi disloquĂ©, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de lâhĂ©lice qui, de propulsive quâelle Ă©tait, devint suspensive.
Chute, assurĂ©ment, bien quâelle fĂ»t quelque peu retardĂ©e; mais, du moins, lâĂ©pave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnĂ©s aux effets de la pesanteur. Et, si câĂ©tait toujours la mort pour les survivants de lâAlbatros, puisquâils Ă©taient prĂ©cipitĂ©s dans la mer, ce nâĂ©tait plus la mort par asphyxie, au milieu dâun air que la rapiditĂ© de la descente eĂ»t rendu irrespirable.
Quatre-vingts secondes au plus aprĂšs lâexplosion, ce qui restait de lâAlbatros sâĂ©tait abĂźmĂ© dans les flots.
Quelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette sĂ©ance pendant laquelle le WeldonInstitute sâĂ©tait abandonnĂ© Ă de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une Ă©motion plus facile Ă constater quâĂ dĂ©crire.
DĂ©jĂ , aux premiĂšres heures de la matinĂ©e, les conversations portaient uniquement sur lâinattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingĂ©nieur, un ingĂ©nieur qui prĂ©tendait sâappeler de cet invraisemblable nom de Robur â Robur-le-ConquĂ©rant! â un personnage dâorigine inconnue, de nationalitĂ© anonyme, sâĂ©tait prĂ©sentĂ© inopinĂ©ment dans la salle des sĂ©ances, avait insultĂ© les ballonistes, honni les dirigeurs dâaĂ©rostats, vantĂ© les merveilles des appareils plus lourds que lâair, soulevĂ© des huĂ©es au milieu dâun tumulte Ă©pouvantable, provoquĂ© des menaces quâil avait retournĂ©es contre ses adversaires. Enfin, aprĂšs avoir abandonnĂ© la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgrĂ© toutes les recherches, on nâavait plus entendu parler de lui.
AssurĂ©ment, cela Ă©tait bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne sâen fit pas faute Ă Philadelphie, ni dans les trente-six autres Etats de lâUnion, et, pour dire le vrai, aussi bien dans lâAncien que dans le Nouveau Monde.
Mais, de combien cet Ă©moi fut dĂ©passĂ©, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le prĂ©sident ni le secrĂ©taire du Weldon-Institute nâavaient reparu Ă leur domicile. Gens rangĂ©s pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quittĂ© la salle des sĂ©ances en citoyens qui ne songent quâĂ rentrer tranquillement chez eux, en cĂ©libataires dont aucun visage renfrognĂ© nâaccueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentĂ©s, par hasard? Non, ou du moins ils nâavaient rien dit qui pĂ»t le faire croire. Et mĂȘme il avait Ă©tĂ© convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, lâun comme prĂ©sident, lâautre comme secrĂ©taire, en prĂ©vision dâune sĂ©ance oĂč seraient discutĂ©s les Ă©vĂ©nements de la soirĂ©e prĂ©cĂ©dente.
Et non seulement, disparition complĂšte de ces deux personnages considĂ©rables de lâEtat de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maĂźtre. Non! jamais NĂšgre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, nâavait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collĂšgues de la domesticitĂ© philadelphienne que parmi tous ces originaux quâune excentricitĂ© quelconque suffit Ă mettre en lumiĂšre dans ce beau pays dâAmĂ©rique.
Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collĂšgues ni Frycollin nâont point reparu. SĂ©rieuse inquiĂ©tude. Commencement dâagitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir sâil arriverait quelques nouvelles.
Rien encore.
Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer à voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du cÎté de Fairmont-Park.
Jem Cip, le lĂ©gumiste, avait mĂȘme serrĂ© la main droite du prĂ©sident en lui disant :
« A demain! »
Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait reçu une cordiale poignée de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois :
« Au revoir ! ... Au revoir !... »
Miss Doll et Miss Mat Forbes, si attachĂ©es Ă Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitiĂ©, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin dâobtenir des nouvelles de lâabsent, parlaient encore plus que dâhabitude.
Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passÚrent, puis une semaine, deux semaines... Personne, et nul indice qui pût mettre sur la trace des trois disparus.
On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier... Rien! â Dans les rues qui aboutissent au port... Rien! â dans le parc mĂȘme, sous les. grands bouquets dâarbres, au plus Ă©pais des taillis... Rien! Toujours rien!
Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairiĂšre, lâherbe avait Ă©tĂ© rĂ©cemment foulĂ©e, et dâune façon qui sembla suspecte, puisquâelle Ă©tait inexplicable. A la lisiĂšre du bois qui lâentoure, des traces dâune lutte furent Ă©galement relevĂ©es. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontrĂ©, puis attaquĂ© les deux collĂšgues, Ă cette heure avancĂ©e de la nuit, au milieu de ce parc dĂ©sert?
CâĂ©tait possible. Aussi, la police procĂ©da-t-elle Ă une enquĂȘte dans les formes et avec toute la lenteur lĂ©gale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on Ă©barba les rives de leur amas dâherbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin dâun bon travail de faucardement. On le fit Ă cette occasion. Gens pratiques, les Ă©diles de Philadelphie.
Alors on en appela Ă la publicitĂ© des journaux. Des annonces, des rĂ©clamations, sinon des rĂ©clames, furent envoyĂ©es Ă toutes les feuilles dĂ©mocratiques ou rĂ©publicaines de lâUnion, sans distinction de couleur. Le Daily Negro, journal spĂ©cial de la race noire, publia un portrait de Frycollin, dâaprĂšs sa derniĂšre photographie. RĂ©compenses furent offertes, primes promises, Ă quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et mĂȘme Ă tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature Ă mettre sur leurs traces.
« Cinq mille dollars! Cinq mille dollars ! ... A tout citoyen qui... »
Rien nây fit. Les cinq mille dollars restĂšrent dans la caisse du Weldon-Institute.
« Introuvables! Introuvables!! Introuvables!!! Uncle Prudent et Phil Evans de Philadelphie! »
Il va sans dire que le club fut mis dans un singulier dĂ©sarroi par cette inexplicable disparition de son prĂ©sident et de son secrĂ©taire. Et, tout dâabord, lâassemblĂ©e prit dâurgence une mesure qui suspendait les travaux relatifs Ă la construction du ballon le Go a head, si avancĂ©s pourtant. Mais comment, en lâabsence des principaux promoteurs de lâaffaire, de ceux qui avaient vouĂ© Ă cette entreprise une partie de leur fortune en temps et monnaie, comment aurait-on pu vouloir achever lâĆuvre, quand ils nâĂ©taient plus lĂ pour la finir? Il convenait donc dâattendre.
Or, prĂ©cisĂ©ment Ă cette Ă©poque, il fut de nouveau question de lâĂ©trange phĂ©nomĂšne, qui avait tant surexcitĂ© les esprits quelques semaines auparavant.
En effet, lâobjet mystĂ©rieux avait Ă©tĂ© revu ou plutĂŽt entrevu Ă diverses reprises dans les hautes couches de lâatmosphĂšre. Certes, personne ne songeait Ă Ă©tablir une connexitĂ© entre cette rĂ©apparition si singuliĂšre et la disparition non moins inexplicable des deux membres du Weldon-Institute. En effet, il eĂ»t fallu une extraordinaire dose dâimagination pour rapprocher ces deux faits lâun de lâautre.
Quoi quâil en soit, lâastĂ©roĂŻde, le bolide, le monstre aĂ©rien, comme on voudra lâappeler, avait Ă©tĂ© rĂ©aperçu dans des conditions qui permettaient de mieux apprĂ©cier ses dimensions et sa forme. Au Canada, dâabord, au-dessus de ces territoires qui sâĂ©tendent dâOttawa Ă QuĂ©bec, et cela le lendemain mĂȘme de la disparition des deux collĂšgues; puis, plus tard, au-dessus des plaines du Far West, alors quâil luttait de vitesse avec un train du grand chemin de fer du Pacifique.
A partir de ce jour, les incertitudes du monde savant furent fixĂ©es. Ce corps nâĂ©tait point un produit de la nature; câĂ©tait un appareil volant, avec application pratique de la thĂ©orie du « Plus lourd que lâair ». Et, si le crĂ©ateur, le maĂźtre de cet aĂ©ronef voulait encore garder lâincognito pour sa personne, Ă©videmment il nây tenait plus pour sa machine, puisquâil venait de la montrer de si prĂšs sur les territoires du Far West. Quant Ă la force mĂ©canique dont il disposait, quant Ă la nature des engins qui lui communiquaient le mouvement, câĂ©tait lâinconnu. En tout cas, ce qui ne laissait aucun doute, câest que cet aĂ©ronef devait ĂȘtre douĂ© dâune extraordinaire facultĂ© de locomotion. En effet, quelques jours aprĂšs, il avait Ă©tĂ© signalĂ© dans le CĂ©leste Empire, puis sur la partie septentrionale de lâIndoustan, puis au-dessus des immenses steppes de la Russie.
Quel Ă©tait donc ce hardi mĂ©canicien qui possĂ©dait une telle puissance de locomotion, pour lequel les Etats nâavaient plus de frontiĂšres ni les ocĂ©ans de limites, qui disposait de lâatmosphĂšre terrestre comme dâun domaine? Devait-on penser que ce fĂ»t ce Robur, dont les thĂ©ories avaient Ă©tĂ© si brutalement lancĂ©es Ă la face du Weldon-Institute, le jour oĂč il vint battre en brĂšche cette utopie des ballons dirigeables?
Peut-ĂȘtre quelques esprits perspicaces en eurent-ils la pensĂ©e. Mais â chose singuliĂšre assurĂ©ment â personne ne songea Ă cette hypothĂšse que ledit Robur pĂ»t se rattacher en quoi que ce fĂ»t Ă la disparition du prĂ©sident et du secrĂ©taire du Weldon-Institute.
En somme, cela fĂ»t restĂ© Ă lâĂ©tat de mystĂšre, sans une dĂ©pĂȘche qui arriva de France en AmĂ©rique par le fil de New York, Ă onze heures trente-sept, dans la journĂ©e du 6 juillet.
Et quâapportait cette dĂ©pĂȘche? CâĂ©tait le texte du document trouvĂ© Ă Paris dans une tabatiĂšre â document qui rĂ©vĂ©lait ce quâĂ©taient devenus les deux personnages dont lâUnion allait prendre le deuil.
Ainsi donc, lâauteur de lâenlĂšvement câĂ©tait Robur, lâingĂ©nieur venu tout exprĂšs Ă Philadelphie pour Ă©craser la thĂ©orie des ballonistes dans son Ćuf! CâĂ©tait lui qui montait lâaĂ©ronef Albatros! CâĂ©tait lui qui, par reprĂ©sailles, avait enlevĂ© Uncle Prudent, Phil Evans, et Frycollin par-dessus le marchĂ©! Et ces personnages, on devait les considĂ©rer comme Ă jamais perdus, Ă moins que, par un moyen quelconque, en construisant un engin capable de lutter avec le puissant appareil, leurs amis terrestres ne parvinssent Ă les ramener sur la terre!
Quelle Ă©motion! Quelle stupeur! Le tĂ©lĂ©gramme parisien avait Ă©tĂ© adressĂ© au bureau du Weldon-Institute. Les membres du club en eurent aussitĂŽt connaissance. Dix minutes aprĂšs, tout Philadelphie recevait la nouvelle par ses tĂ©lĂ©phones, puis, en moins dâune heure, toute lâAmĂ©rique, car elle sâĂ©tait Ă©lectriquement propagĂ©e sur les innombrables fils du nouveau continent. On nây voulait pas croire, et rien nâĂ©tait plus certain. Ce devait ĂȘtre une mystification de mauvais plaisant, disaient les uns, une « fumisterie » du plus mauvais goĂ»t, disaient les autres! Comment ce rapt eĂ»t-il pu sâaccomplir Ă Philadelphie, et si secrĂštement? Comment cet Albatros avait-il atterri dans Fairmont-Park, sans que son apparition eĂ»t Ă©tĂ© signalĂ©e sur les horizons de lâEtat de Pennsylvanie?
TrĂšs bien. CâĂ©taient des arguments. Les incrĂ©dules avaient encore le droit de douter. Mais, ce droit, ils ne lâeurent plus, sept jours aprĂšs lâarrivĂ©e du tĂ©lĂ©gramme. Le 13 juillet, le paquebot français Normandie avait mouillĂ© dans les eaux de lâHudson, et il apportait la fameuse tabatiĂšre. Le railway de New York lâexpĂ©dia en toute hĂąte Ă Philadelphie.
CâĂ©tait bien la tabatiĂšre du prĂ©sident du Weldon-Institute. Jem Cip nâaurait pas mal fait, ce jour-lĂ , de prendre une nourriture plus substantielle, car il faillit tomber en pĂąmoison, quand il la reconnut. Que de fois il y avait puisĂ© la prise de lâamitiĂ©! Et Miss Doll et Miss Mat la reconnurent aussi, cette tabatiĂšre, quâelles avaient si souvent regardĂ©e avec lâespoir dây plonger, un jour, leurs maigres doigts de vieilles filles! Puis ce furent leur pĂšre, William T. Forbes, Truk Milnor, Bat T. Fyn et bien dâautres du Weldon-Institute! Cent fois ils lâavaient vue sâouvrir et se refermer entre les mains de leur vĂ©nĂ©rĂ© prĂ©sident. Enfin elle eut pour elle le tĂ©moignage de tous les amis que comptait Uncle Prudent dans cette bonne citĂ© de Philadelphie, dont le nom indique â on ne saurait trop le rĂ©pĂ©ter â que ses habitants s aiment comme des frĂšres.
Ainsi il nâĂ©tait pas permis de conserver lâombre dâun doute Ă cet Ă©gard. Non seulement la tabatiĂšre du prĂ©sident, mais lâĂ©criture, tracĂ©e sur le document, ne permettaient plus aux incrĂ©dules de hocher la tĂȘte. Alors les lamentations commencĂšrent, les mains dĂ©sespĂ©rĂ©es se levĂšrent vers le ciel. Uncle Prudent et son collĂšgue, emportĂ©s dans un appareil volant, sans quâon pĂ»t mĂȘme entrevoir un moyen de les dĂ©livrer!
La Compagnie du Niagara-Falls, dont Uncle Prudent Ă©tait le plus gros actionnaire, faillit suspendre ses affaires et arrĂȘter ses chutes. La Walton-Watch Company songea Ă liquider son usine Ă montres, maintenant quâelle avait perdu son directeur, Phil Evans.
Oui! ce fut un deuil gĂ©nĂ©ral, et le mot deuil nâest pas exagĂ©rĂ©, car Ă part quelques cerveaux brĂ»lĂ©s comme il sâen rencontre mĂȘme aux Etats-Unis, on nâespĂ©rait plus jamais revoir ces deux honorables citoyens.
Cependant, aprĂšs son passage au-dessus de Paris, on nâentendit plus parler de lâAlbatros. Quelques heures plus tard, il avait Ă©tĂ© aperçu au-dessus de Rome, et câĂ©tait tout. Il ne faut pas sâen Ă©tonner, Ă©tant donnĂ© la vitesse avec laquelle lâaĂ©ronef avait traversĂ© lâEurope du nord au sud, et la MĂ©diterranĂ©e de lâouest Ă lâest. GrĂące Ă cette vitesse, aucune lunette nâavait pu le saisir sur un point quelconque de sa trajectoire. Tous les observatoires eurent beau mettre leur personnel Ă lâaffĂ»t nuit et jour, la machine volante de Robur-le-ConquĂ©rant sâen Ă©tait allĂ©e ou si loin ou si haut â en Icarie, comme il le disait â quâon dĂ©sespĂ©ra dâen jamais retrouver la trace.
Il convient dâajouter que, si sa rapiditĂ© fut plus modĂ©rĂ©e au-dessus du littoral de lâAfrique, comme le document nâĂ©tait pas encore connu, on ne sâavisa pas de chercher lâaĂ©ronef dans les hauteurs du ciel algĂ©rien. AssurĂ©ment, il fut aperçu au-dessus de Tombouctou; mais lâobservatoire de cette ville cĂ©lĂšbre â sâil y en a un â nâavait pas encore eu le temps dâenvoyer en Europe le rĂ©sultat de ses observations. Quant au roi du Dahomey, il aurait plutĂŽt fait couper la tĂȘte Ă vingt mille de ses sujets, y compris ses ministres, que dâavouer quâil avait eu le dessous dans sa lutte avec un appareil aĂ©rien. Question dâamour-propre.
Au-delĂ , ce fut lâAtlantique que traversa lâingĂ©nieur Robur. Ce fut la Terre de Feu quâil atteignit, puis le cap Horn. Ce furent les terres australes et lâimmense domaine du pĂŽle, quâil dĂ©passa, un peu malgrĂ© lui. Or, de ces rĂ©gions antarctiques, il nây avait aucune nouvelle Ă attendre.
Juillet sâĂ©coula, et nul Ćil humain ne pouvait se vanter dâavoir mĂȘme entrevu lâaĂ©ronef.
AoĂ»t sâacheva, et lâincertitude au sujet des prisonniers de Robur demeura complĂšte. CâĂ©tait Ă se demander si lâingĂ©nieur, Ă lâexemple dâIcare, le plus vieux mĂ©canicien dont lâhistoire fasse mention, nâavait pas pĂ©ri victime de sa tĂ©mĂ©ritĂ©.
Enfin les vingt-sept premiers jours de septembre sâĂ©coulĂšrent sans rĂ©sultat.
Certainement, on se fait Ă tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui sâĂ©loignent. On oublie, parce quâil est nĂ©cessaire dâoublier. Mais, cette fois, il faut le dire Ă son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non! il ne devint point indiffĂ©rent au sort de deux Blancs et dâun Noir, enlevĂ©s comme le prophĂšte Elie, mais dont la Bible nâavait pas promis le retour sur la terre.
Et ceci fut plus sensible Ă Philadelphie quâen tout autre lieu. Il sây joignait, dâailleurs, de certaines craintes personnelles. Par reprĂ©sailles, Robur avait arrachĂ© Uncle Prudent et Phil Evans Ă leur sol natal. Certes, il sâĂ©tait bien vengĂ©, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il Ă sa vengeance? Ne voudrait-il pas lâexercer encore sur quelques-uns des collĂšgues du prĂ©sident et du secrĂ©taire du Weldon-Institute? Et qui pouvait se dire Ă lâabri des atteintes de ce tout-puissant maĂźtre des rĂ©gions aĂ©riennes?
Or, voilĂ que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans lâaprĂšs-midi, au domicile particulier du prĂ©sident du Weldon-Institute.
Et le plus extraordinaire, câest que la nouvelle Ă©tait vraie, quoique les esprits sensĂ©s ne voulussent point y croire.
Cependant il fallut se rendre Ă lâĂ©vidence. CâĂ©taient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre... Frycollin lui-mĂȘme Ă©tait de retour.
Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se portĂšrent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collĂšgues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips!
Jem Cip Ă©tait lĂ , ayant abandonnĂ© son dĂ©jeuner âun rĂŽti de laitues cuites â puis, William T. Forbes et ses deux filles, Miss Doit et Miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les Ă©pouser toutes deux sâil eĂ»t Ă©tĂ© Mormon; mais il ne lâĂ©tait pas et nâavait aucune propension Ă le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourdâhui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville.
Le soir mĂȘme, le Weldon-Institute devait tenir sa sĂ©ance hebdomadaire. On comptait que les deux collĂšgues prendraient place au bureau. Or, comme ils nâavaient encore rien dit de leurs aventures â peut-ĂȘtre ne leur avait-on pas laissĂ© le temps de parler? â on espĂ©rait aussi quâils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage.
En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux étaient restés muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congénÚres avaient failli écarteler dans leur délire.
Mais ce que les deux collĂšgues nâavaient pas dit ou nâavaient pas voulu dire, le voici
Il nây a point Ă revenir sur ce que lâon sait de la nuit du 27 au 28 juillet, lâaudacieuse Ă©vasion du prĂ©sident et du secrĂ©taire du Weldon-Institute, leur impression si vive quand ils foulĂšrent les roches de lâĂźle Chatam, le coup de feu tirĂ© sur Phil Evans, le cĂąble tranchĂ©, et lâAlbatros, alors privĂ© de ses propulseurs, entraĂźnĂ© au large par la brise du sud-ouest, tandis quâil sâĂ©levait Ă une grande hauteur. Ses fanaux allumĂ©s avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il nâavait pas tardĂ© Ă disparaĂźtre.
Les fugitifs nâavaient plus rien Ă craindre. Comment Robur aurait-il pu revenir sur lâĂźle, puisque ses hĂ©lices devaient encore ĂȘtre hors dâĂ©tat de fonctionner pendant trois ou quatre heures?
Dâici lĂ , lâAlbatros, dĂ©truit par lâexplosion, ne serait plus quâune Ă©pave flottant sur la mer, et ceux quâil portait, des cadavres dĂ©chirĂ©s que lâOcĂ©an ne pourrait pas mĂȘme rendre.
Lâacte de vengeance aurait Ă©tĂ© accompli dans toute son horreur.
Uncle Prudent et PhĂźl Evans, se considĂ©rant comme en Ă©tat de lĂ©gitime dĂ©fense, nâavaient pas eu un remords.
Phil Evans nâĂ©tait que lĂ©gĂšrement blessĂ© par la balle lancĂ©e de lâAlbatros. Aussi tous trois sâoccupĂšrent de remonter le littoral avec lâespoir de rencontrer quelques indigĂšnes.
Cet espoir ne fut pas trompĂ©. Une cinquantaine de naturels, vivant de la pĂȘche, habitaient la cĂŽte occidentale de Chatam. Ils avaient vu lâaĂ©ronef descendre sur lâĂźle. Ils firent aux fugitifs lâaccueil que mĂ©ritaient des ĂȘtres surnaturels. On les adora, ou peu sâen faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer pour le dieu des Noirs.
Ainsi quâils lâavaient prĂ©vu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir lâaĂ©ronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait dĂ» se produire dans quelque haute zone de lâatmosphĂšre. On nâentendrait plus jamais parler de lâingĂ©nieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui.
Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner lâAmĂ©rique. Or, lâĂźle Chatam est peu frĂ©quentĂ©e des navigateurs. Tout le mois dâaoĂ»t se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander sâils nâavaient pas changĂ© une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, sâarrangeait mieux que de sa prison aĂ©rienne.
Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de lâeau Ă lâaiguade de lâĂźle Chatam. On ne lâa pas oubliĂ©, au moment de lâenlĂšvement Ă Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier â plus quâil ne fallait pour regagner lâAmĂ©rique. AprĂšs avoir remerciĂ© leurs adorateurs qui ne leur Ă©pargnĂšrent pas les plus respectueuses dĂ©monstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sâembarquĂšrent pour Aukland. Ils ne racontĂšrent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arrivĂšrent dans la capitale de la NouvelleZĂ©lande.
LĂ , un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, aprĂšs une traversĂ©e des plus heureuses, les survivants de lâAlbatros dĂ©barquaient Ă San Francisco. Ils nâavaient point dit qui ils Ă©taient ni dâoĂč ils venaient; mais, comme ils avaient payĂ© dâun bon prix leur transport, ce n est pas un capitaine amĂ©ricain qui leur en eĂ»t demandĂ© davantage.
A San Francisco, Uncle Prudent, son collĂšgue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient Ă Philadelphie.
VoilĂ le rĂ©cit compendieux de ce qui sâĂ©tait passĂ© depuis lâĂ©vasion des fugitifs et leur dĂ©part de lâĂźle Chatam. VoilĂ comment, le soir mĂȘme, le prĂ©sident et le secrĂ©taire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu dâune affluence extraordinaire.
Cependant, jamais ni lâun ni lâautre nâavaient Ă©tĂ© aussi calmes. Il ne semblait pas, Ă les voir, que rien dâanormal fĂ»t arrivĂ© depuis la mĂ©morable sĂ©ance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence!
AprÚs les premiÚres salves de hurrahs que tous deux reçurent sans que leur visage reflétùt la moindre émotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole. -
Honorables citoyens, dit-il, la séance est ouverte.
Applaudissements frĂ©nĂ©tiques et bien lĂ©gitimes! Car, sâil nâĂ©tait pas extraordinaire que cette sĂ©ance fĂ»t ouverte, il lâĂ©tait du moins quâelle le fĂ»t par Uncle Prudent, assistĂ© de Phil Evans.
Le prĂ©sident laissa lâenthousiasme sâĂ©puiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit :
« A notre derniĂšre sĂ©ance, messieurs, la discussion avait Ă©tĂ© fort vive (Ecoutez, Ă©coutez) entre les partisans de lâhĂ©lice avant et de lâhĂ©lice arriĂšre pour notre ballon Go a headl (Marques de surprise). Or, nous avons trouvĂ© moyen de ramener lâaccord entre les avantistes et les arriĂ©ristes, et ce moyen, le voici câest de mettre deux hĂ©lices, une Ă chaque bout de la nacelle! » (Silence de complĂšte stupefaction.)
Et ce fut tout.
Oui, tout! De lâenlĂšvement du prĂ©sident et du secrĂ©taire du Weldon-Institute, pas un mot! Pas un mot de lâAlbatros ni de lâingĂ©nieur Robur! Pas un mot du voyage! Pas un mot de la façon dont les prisonniers avaient pu sâĂ©chapper! Pas un mot enfin de ce quâĂ©tait devenu lâaĂ©ronef, sâil courait encore Ă travers lâespace, si lâon pouvait craindre de nouvelles reprĂ©sailles contre les membres du club!
Certes, lâenvie ne manquait pas Ă tous ces ballonistes dâinterroger Uncle Prudent et Phil Evans; mais on les vit si sĂ©rieux, si boutonnĂ©s, quâil parut convenable de respecter leur attitude. Quand ils jugeraient Ă propos de parler, ils parleraient, et lâon serait trop honorĂ© de les entendre.
AprĂšs tout, il y avait peut-ĂȘtre dans ce mystĂšre quelque secret qui ne pouvait encore ĂȘtre divulguĂ©.
Et alors Uncle Prudent, reprenant la parole au milieu dâun silence jusquâalors inconnu dans les sĂ©ances du Weldon-Institute
« Messieurs, dit-il, il ne reste plus maintenant quâĂ terminer lâaĂ©rostat le Go a head auquel il appartient de faire la conquĂȘte de lâair. â La sĂ©ance est levĂ©e. »
Le 29 avril de lâannĂ©e suivante, sept mois aprĂšs le retour si imprĂ©vu de Uncle Prudent et de Phil Evans, Philadelphie Ă©tait tout en mouvement. Rien de politique pour cette fois. Il ne sâagissait ni dâĂ©lections ni de meetings. LâaĂ©rostat le Go a head, achevĂ© par les soins du Weldon-Institute, allait enfin prendre possession de son Ă©lĂ©ment naturel.
PK pJ^łfŽ Ž OEBPS/5126-h@5126-h-6.htm.htmlPour aĂ©ronaute, le cĂ©lĂšbre Harry W. Tinder, dont le nom a Ă©tĂ© prononcĂ© au commencement de ce rĂ©cit, â plus un aide-aĂ©rostier.
Pour passagers, le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute. Ne mĂ©ritaient-ils pas un tel honneur? Ne leur appartenait-il pas de venir en personne protester contre tout appareil qui reposerait sur le principe du « Plus lourd que lâair » ?
Cependant, aprĂšs sept mois, ils en Ă©taient encore Ă parler de leurs aventures. Frycollin lui-mĂȘme, quelque envie quâil en eĂ»t, nâavait rien dit de lâingĂ©nieur Robur ni de Sa prodigieuse machine. Sans doute, en ballonistes intransigeants quâils Ă©taient, Uncle Prudent et Phil Evans ne voulaient pas quâil fĂ»t question dâaĂ©ronef ou de tout autre appareil volant. Tant que le ballon le Go a head ne tiendrait pas la premiĂšre place parmi les engins de locomotion aĂ©rienne, ils ne voulaient rien admettre des inventions dues aux aviateurs. Ils croyaient encore, ils voulaient croire toujours que le vĂ©ritable vĂ©hicule atmosphĂ©rique, câĂ©tait lâaĂ©rostat et qu Ă lui seul appartenait lâavenir.
Dâailleurs, celui dont ils avaient tirĂ© une vengeance si terrible â si juste Ă leur sens â, celui-lĂ nâexistait plus. Aucun de ceux qui lâaccompagnaient nâavait pu lui survivre. Le secret de lâAlbatros Ă©tait maintenant enseveli dans les profondeurs du Pacifique.
Quant Ă admettre que lâingĂ©nieur Robur eĂ»t une retraite, une Ăźle de relĂąche, au milieu de ce vaste ocĂ©an, ce nâĂ©tait quâune hypothĂšse. En tout cas, les deux collĂšgues se rĂ©servaient de dĂ©cider plus tard sâil ne conviendrait pas de faire quelques recherches Ă ce sujet.
On allait donc enfin procĂ©der Ă cette grande expĂ©rience que le Weldon-Institute prĂ©parait de si longue date et avec tant de soins. Le Go a head Ă©tait le type le plus parfait de ce qui avait Ă©tĂ© inventĂ© jusquâĂ cette Ă©poque dans lâart aĂ©rostatique, â ce que sont un Inflexible ou un Formidable dans lâart naval.
Le Go a head possĂ©dait toutes les qualitĂ©s que doit avoir un aĂ©rostat. Son volume lui permettait de sâĂ©lever aux derniĂšres hauteurs quâun ballon puisse atteindre; â son impermĂ©abilitĂ©, de pouvoir se maintenir indĂ©finiment dans lâatmosphĂšre; â sa soliditĂ©, de braver toute dilatation de gaz aussi bien que les violences de la pluie et du vent; â sa capacitĂ©, de disposer dâune force ascensionnelle assez considĂ©rable pour enlever, avec tous ses accessoires, une machinerie Ă©lectrique qui devait communiquer Ă ses propulseurs une puissance de locomotion supĂ©rieure Ă tout ce qui avait Ă©tĂ© obtenu jusquâalors. Le Go a head avait une forme allongĂ©e qui faciliterait son dĂ©placement suivant lâhorizontale. Sa nacelle, plate-forme Ă peu prĂšs semblable Ă celle du ballon des capitaines Krebs et Renard, emportait tout lâoutillage nĂ©cessaire aux aĂ©rostiers, instruments de physique, cĂąbles, ancres, guides-ropes, etc., de plus, les appareils, piles et accumulateurs qui constituaient sa puissance mĂ©canique. Cette nacelle Ă©tait munie, Ă lâavant, dâune hĂ©lice, et, Ă lâarriĂšre, dâune hĂ©lice et dâun gouvernail. Mais, probablement, le rendement des machines du Go a head devait ĂȘtre trĂšs infĂ©rieur au rendement des appareils de lâAlbatros.
Le Go a head avait Ă©tĂ© transportĂ©, aprĂšs son gonflement, dans la clairiĂšre de Fairmont-Park, Ă la place mĂȘme oĂč sâĂ©tait reposĂ© lâaĂ©ronef pendant quelques heures.
Inutile de dire que sa puissance ascensionnelle lui Ă©tait fournie par le plus lĂ©ger de tous les corps gazeux. Le gaz dâĂ©clairage ne possĂšde quâune force de sept cents grammes environ par mĂštre cube, â ce qui ne donne quâune insuffisante rupture dâĂ©quilibre avec lâair ambiant. Mais lâhydrogĂšne possĂšde une force dâascension qui peut ĂȘtre estimĂ©e Ă onze cents grammes. Cet hydrogĂšne pur, prĂ©parĂ© dâaprĂšs les procĂ©dĂ©s et dans les appareils spĂ©ciaux du cĂ©lĂšbre Henry Giffard, emplissait lâĂ©norme ballon. Donc, puisque la capacitĂ© du Go a head mesurait quarante mille mĂštres cubes, la puissance ascensionnelle de son gaz Ă©tait quarante mille multipliĂ©s par onze cents, soit de quarante-quatre mille kilogrammes.
Dans cette matinĂ©e du 29 avril, tout Ă©tait prĂȘt. DĂšs onze heures, lâĂ©norme aĂ©rostat se balançait Ă quelques pieds du sol, prĂȘt Ă sâĂ©lever au milieu des airs.
Temps admirable et fait exprĂšs pour cette importante expĂ©rience. En somme, peut-ĂȘtre aurait-il mieux valu que la brise eĂ»t Ă©tĂ© plus forte, ce qui aurait rendu lâĂ©preuve plus concluante. En effet, on nâa jamais mis en doute quâun ballon pĂ»t ĂȘtre dirigĂ© dans un air calme; mais, au milieu dâune atmosphĂšre en mouvement, câest autre chose, et câest dans ces conditions que les expĂ©riences doivent ĂȘtre tentĂ©es.
Enfin, il nây avait pas de vent ni apparence quâil dĂ»t se lever. Ce jour-lĂ , par extraordinaire, lâAmĂ©rique du Nord ne se disposait point Ă envoyer Ă lâEurope occidentale une des bonnes tempĂȘtes de son inĂ©puisable rĂ©serve, et jamais jour nâeĂ»t Ă©tĂ© mieux choisi pour le succĂšs dâune expĂ©rience aĂ©ronautique.
Faut-il parler de la foule immense rĂ©unie dans Fairmont-Park, des nombreux trains qui avaient versĂ© sur la capitale de la Pennsylvanie les curieux de tous les Etats environnants, de la suspension de la vie industrielle et commerciale qui permettait Ă tous de venir assister Ă ce spectacle, patrons, employĂ©s, ouvriers, hommes, femmes, vieillards, enfants, membres du CongrĂšs, reprĂ©sentants de lâarmĂ©e, magistrats, reporters, indigĂšnes blancs et noirs, entassĂ©s dans la vaste clairiĂšre? Faut-il dĂ©crire les Ă©motions bruyantes de ce populaire, ces mouvements inexplicables, ces poussĂ©es soudaines qui rendaient la masse palpitante et houleuse? Faut-il chiffrer les hips! hips! hips! qui Ă©clatĂšrent de toutes parts comme des dĂ©tonations de boĂźtes dâartifice, lorsque Uncle Prudent et Phil Evans parurent sur la plate-forme, au-dessous de lâaĂ©rostat pavoisĂ© aux couleurs amĂ©ricaines? Faut-il avouer enfin que le plus grand nombre des curieux nâĂ©tait peut-ĂȘtre pas venu pour voir le Go a head, mais pour contempler ces deux hommes extraordinaires que lâAncien Monde enviait au Nouveau?
Pourquoi deux et non trois? Pourquoi pas Frycollin? Câest que Frycollin trouvait que la campagne de lâAlbatros suffisait Ă sa cĂ©lĂ©britĂ©. Il avait dĂ©clinĂ© lâhonneur dâaccompagner son maĂźtre. Il nâeut donc point sa part des acclamations frĂ©nĂ©tiques qui accueillirent le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute.
Il va sans dire que, de tous les membres de lâillustre assemblĂ©e, pas un ne manquait aux places rĂ©servĂ©es en dedans des cordes et piquets qui formaient enceinte au milieu de la clairiĂšre. LĂ Ă©taient Truk Milnor, Bat T. Fyn, William T. Forbes, ayant au bras ses deux filles, Miss Doll et Miss Mat. Tous Ă©taient venus affirmer par leur prĂ©sence que rien ne pourrait jamais sĂ©parer les partisans du « Plus lĂ©ger que lâair » !
Vers onze heures vingt, un coup de canon annonça la fin des derniers préparatifs.
Le Go a head nâattendait plus quâun signal pour partir. Un second coup de canon retentit Ă onze heures vingt-cinq.
Le Go a head, maintenu par ses cordes de filet, sâĂ©leva dâune quinzaine de mĂštres au-dessus de la clairiĂšre. De cette façon la plate-forme dominait cette foule si profondĂ©ment Ă©mue. Uncle Prudent et Phil Evans, debout Ă lâavant, mirent alors la main gauche sur leur poitrine, â ce qui signifiait quâils Ă©taient de cĆur avec toute lâassistance. Puis, ils tendirent la main droite vers le zĂ©nith, â ce qui signifiait que le plus grand des ballons connus jusquâĂ ce jour allait enfin prendre possession du domaine supra-terrestre.
Cent mille mains se portĂšrent alors sur cent mille poitrines, et cent mille autres se dressĂšrent vers le ciel.
Un troisiĂšme coup de canon Ă©clata Ă onze heures trente.
« Lùchez tout! » cria Uncle Prudent, qui lança la formule sacramentelle.
Et le Go a head sâĂ©leva « majestueusement », âadverbe consacrĂ© par lâusage dans les descriptions aĂ©rostatiques.
En vĂ©ritĂ©, câĂ©tait un spectacle superbe! On eĂ»t dit dâun vaisseau qui vient de quitter son chantier de construction. Et nâĂ©tait-ce pas un vaisseau, lancĂ© sur la mer aĂ©rienne?
Le Go a head monta suivant une rigoureuse verticale â preuve du calme absolu de lâatmosphĂšre â, et il sâarrĂȘta Ă une altitude de deux cent cinquante mĂštres.
LĂ , commencĂšrent les manĆuvres en dĂ©placement horizontal. Le Go a head, poussĂ© par ses deux hĂ©lices, alla au-devant du soleil avec une vitesse dâune dizaine de mĂštres Ă la seconde. Câest la vitesse de la baleine franche au milieu des couches liquides. Et il ne messied pas de le comparer Ă cette gĂ©ante des mers borĂ©ales, puisquâil avait aussi la forme de cet Ă©norme cĂ©tacĂ©.
Une nouvelle salve de hurrahs monta vers les habiles aéronautes.
Puis, sous lâaction de son gouvernail, le Go a head se livra Ă toutes les Ă©volutions circulaires, obliques, rectilignes, que lui imprimait la main du timonier. Il tourna dans un cercle restreint, il marcha en avant, en arriĂšre, de façon Ă convaincre les plus rĂ©fractaires Ă la direction des ballons, â sâil y en avait eu!... Sâil yen avait eu, on les aurait Ă©charpĂ©s.
Mais pourquoi le vent manquait-il Ă cette magnifique expĂ©rience? Ce fut regrettable. On aurait vu, sans doute, le Go a head exĂ©cuter, sans une hĂ©sitation, tous les mouvements, soit en dĂ©viant par lâoblique comme un navire Ă voiles qui marche au plus prĂšs, soit en remontant les courants de lâair comme un navire Ă vapeur.
En ce moment, lâaĂ©rostat se releva dans lâespace de quelques centaines de mĂštres.
On comprit la manĆuvre. Uncle Prudent et ses compagnons allaient tenter de trouver un courant quelconque dans de plus hautes zones, afin de complĂ©ter lâĂ©preuve. Du reste, un systĂšme de ballonneaux intĂ©rieurs analogues Ă la vessie natatoire des poissons et dans lesquels on pouvait introduire une certaine quantitĂ© dâair, au moyen de pompes, lui permettait de se dĂ©placer verticalement. Sans jamais jeter de lest pour monter ni perdre de gaz pour descendre, il Ă©tait en mesure de sâĂ©lever ou de sâabaisser dans lâatmosphĂšre, au grĂ© de lâaĂ©ronaute. Toutefois, il avait Ă©tĂ© muni dâune soupape Ă son hĂ©misphĂšre supĂ©rieur, pour le cas oĂč il eĂ»t Ă©tĂ© obligĂ© Ă quelque rapide descente. CâĂ©tait, en somme, lâapplication de systĂšmes dĂ©jĂ connus, mais poussĂ©s Ă un extrĂȘme degrĂ© de perfection.
Le Go a head sâĂ©levait donc en suivant une ligne verticale. Ses Ă©normes dimensions diminuaient graduellement aux regards, comme par un effet dâoptique. Ce nâest pas ce quâil y a de moins curieux pour les spectateurs, dont les vertĂšbres du cou se brisent Ă regarder en lâair. LâĂ©norme baleine devenait peu Ă peu un marsouin, en attendant quâelle fĂ»t rĂ©duite Ă lâĂ©tat de simple goujon.
Le mouvement ascensionnel ne cessant pas, le Go a head atteignit une altitude de quatre mille mÚtres. Mais, dans ce ciel si pur, sans une traßnée de brume, il resta constamment visible.
Cependant, il se maintenait toujours au-dessus de la clairiĂšre, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© attachĂ© par des fils divergents. Une immense cloche eĂ»t emprisonnĂ© lâatmosphĂšre quâelle nâaurait pas Ă©tĂ© plus immobilisĂ©e. Pas un souffle de vent ni Ă cette hauteur ni Ă aucune autre. LâaĂ©rostat Ă©voluait sans rencontrer aucune rĂ©sistance, trĂšs rapetissĂ© par lâĂ©loignement, comme si on lâeĂ»t regardĂ© par le petit bout dâune lorgnette.
Tout Ă coup, un cri sâĂ©leva de la foule, un cri suivi de cent mille autres. Tous les bras se tendirent vers un point de lâhorizon. Ce point, câĂ©tait le nord-ouest.
LĂ , dans le profond azur, est apparu un corps mobile qui sâapproche et grandit. Est-ce un oiseau battant des ailes les hautes couches de lâespace? Est-ce un bolide dont la trajectoire coupe obliquement lâatmosphĂšre? En tout cas, il est douĂ© dâune vitesse excessive, et il ne peut tarder Ă passer au-dessus de la foule.
Un soupçon, qui se communique électriquement à tous les cerveaux, court sur toute la clairiÚre.
Mais il semble que le Go a head a vu cet Ă©trange objet. AssurĂ©ment, il a senti quâun danger le menace, car sa vitesse est augmentĂ©e, et il a pris chasse vers lâest.
Oui! la foule a compris! Un nom, jeté par un des membres du Weldon-Institute, a été répété par cent mille bouches :
« LâAlbatros I... LâAlbatros !... »
Câest lâAlbatros, en effet! Câest Robur qui reparaĂźt dans les hauteurs du ciel! Câest lui qui, semblable Ă un gigantesque oiseau de proie, va fondre sur le Go a head! Et pourtant, neuf mois avant, lâaĂ©ronef, brisĂ© par lâexplosion, ses hĂ©lices rompues, sa plate-forme coupĂ©e en deux, a Ă©tĂ© anĂ©anti. Sans le sang-froid prodigieux de lâingĂ©nieur, qui modifia le sens giratoire du propulseur de lâavant et le changea en une hĂ©lice suspensive, tout le personnel de lâAlbatros eĂ»t Ă©tĂ© asphyxiĂ© par la rapiditĂ© mĂȘme de la chute. Mais, sâils avaient pu Ă©chapper Ă lâasphyxie, comment lui et les siens ne sâĂ©taient-ils pas noyĂ©s dans les eaux du Pacifique?
Câest que les dĂ©bris de sa plate-forme, les ailes des propulseurs, les cloisons des roufles, tout ce qui restait de lâAlbatros, constituait une Ă©pave. Si lâoiseau blessĂ© Ă©tait tombĂ© dans les flots, ses ailes le soutinrent encore sur les lames. Pendant quelques heures, Robur et ses hommes restĂšrent dâabord sur cette Ă©pave, puis, dans le canot de caoutchouc quâils avaient retrouvĂ© Ă la surface de lâOcĂ©an.
La Providence, pour ceux qui croient Ă lâintervention divine dans les choses humaines â le hasard, pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas croire Ă la Providence â, vint au secours des naufragĂ©s.
Un navire les aperçut, quelques heures aprĂšs le lever du soleil. Ce navire mit une embarcation Ă la mer. Il recueillit non seulement Robur et ses compagnons, mais aussi les dĂ©bris flottants de lâaĂ©ronef. LâingĂ©nieur se contenta de dire que son bĂątiment avait pĂ©ri dans une collision, et son incognito fut respectĂ©.
Ce navire Ă©tait un trois-mĂąts anglais, le Two Friends, de Liverpool. Il se dirigeait vers Melbourne, oĂč il arriva quelques jours aprĂšs.
On Ă©tait en Australie, mais encore loin de lâĂźle X, Ă laquelle il fallait revenir au plus tĂŽt.
Dans les dĂ©bris du roufle de lâarriĂšre, lâingĂ©nieur avait pu retrouver une somme assez considĂ©rable, qui lui permit de subvenir Ă tous les besoins de ses compagnons, sans rien demander Ă personne. Peu de temps aprĂšs son arrivĂ©e Ă Melbourne, il fit lâacquisition dâune petite goĂ©lette dâune centaine de tonneaux, et ce fut ainsi que Robur, qui se connaissait en marine, regagna lâĂźle X.
Et alors il nâeut plus quâune idĂ©e fixe, une obsession se venger. Mais, pour se venger, il fallait refaire un second Albatros. Besogne facile, aprĂšs tout, pour celui qui avait construit le premier. On utilisa ce qui pouvait servir de lâancien aĂ©ronef, ses propulseurs, entre autres engins, qui avaient Ă©tĂ© embarquĂ©s avec tous les dĂ©bris sur la goĂ©lette. On refit le mĂ©canisme avec de nouvelles piles et de nouveaux accumulateurs. Bref, en moins de huit mois, tout le travail Ă©tait terminĂ©, et un nouvel Albatros, identique Ă celui que lâexplosion avait dĂ©truit, aussi puissant, aussi rapide, fut prĂȘt Ă prendre lâair.
Dire quâil avait le mĂȘme Ă©quipage, que cet Ă©quipage Ă©tait enragĂ© contre Uncle Prudent et Phil Evans en particulier, et contre tout le Weldon-Institute en gĂ©nĂ©ral, cela se comprend, sans quâil convienne dây insister.
LâAlbatros quitta lâĂźle X dĂšs les premiers jours dâavril. Pendant cette traversĂ©e aĂ©rienne, il ne voulut pas que son passage pĂ»t ĂȘtre signalĂ© en aucun point de la terre. Aussi voyagea-t-il presque toujours entre les nuages. ArrivĂ© au-dessus de lâAmĂ©rique du Nord, en une portion dĂ©serte du Far West, il atterrit. LĂ , lâingĂ©nieur, gardant le plus profond incognito, apprit ce qui devait lui faire le plus de plaisir dâapprendre câest que le Weldon-Institute Ă©tait prĂȘt Ă commencer ses expĂ©riences, câest que le Go a head, montĂ© par Uncle Prudent et Phil Evans, allait partir de Philadelphie Ă la date du 29 avril.
Quelle occasion pour satisfaire cette vengeance qui tenait au cĆur de Robur et de tous les siens! Vengeance terrible, Ă laquelle ne pourrait Ă©chapper le Go a head! Vengeance publique, qui prouverait en mĂȘme temps la supĂ©rioritĂ© de lâaĂ©ronef sur tous les aĂ©rostats et autres appareils de ce genre!
Et voilĂ pourquoi, ce jour-lĂ , comme un vautour qui se prĂ©cipite du haut des airs, lâaĂ©ronef apparaissait au-dessus de Fairmont-Park.
Oui! câĂ©tait lâAlbatros, facile Ă reconnaĂźtre, mĂȘme de tous ceux qui ne lâavaient jamais vu!
Le Go a head fuyait toujours. Mais il comprit bientĂŽt quâil ne pourrait jamais Ă©chapper par une fuite horizontale. Aussi, son salut, le chercha-t-il par une fuite verticale, non en se rapprochant du sol, car lâaĂ©ronef aurait pu lui barrer la route, mais en sâĂ©levant dans lâair, en allant dans une zone oĂč il ne pourrait peut-ĂȘtre pas ĂȘtre atteint. CâĂ©tait trĂšs audacieux, en mĂȘme temps trĂšs logique.
Cependant lâAlbatros commençait Ă sâĂ©lever avec lui. Bien plus petit que le Go a head, câĂ©tait lâespadon Ă la poursuite de la baleine quâil perce de son dard, câĂ©tait le torpilleur courant sur le cuirassĂ© quâil va faire sauter dâun seul coup.
On le vit bien, et avec quelle angoisse! En quelques instants lâaĂ©rostat eut atteint cinq mille mĂštres de hauteur.
LâAlbatros lâavait suivi dans son mouvement ascensionnel. Il Ă©voluait sur ses flancs. Il lâenserrait dans un cercle dont le rayon diminuait Ă chaque tour. Il pouvait lâanĂ©antir dâun bond, en crevant sa fragile enveloppe. Alors Uncle Prudent et ses compagnons eussent Ă©tĂ© broyĂ©s dans une effroyable chute!
Le public, muet dâhorreur, haletant, Ă©tait saisi de cette sorte dâĂ©pouvante qui oppresse la poitrine, qui prend aux jambes, quand on voit tomber quelquâun dâune grande hauteur. Un combat aĂ©rien se prĂ©parait, combat oĂč ne sâoffraient mĂȘme pas les chances de salut dâun combat naval, â le premier de ce genre, mais qui ne sera pas le dernier, sans doute, puisque le progrĂšs est une des lois de ce monde. Et si le Go a head portait Ă son cercle Ă©quatorial les couleurs amĂ©ricaines, lâAlbatros avait arborĂ© son pavillon, lâĂ©tamine Ă©toilĂ©e avec le soleil dâor de Robur-le-ConquĂ©rant.
Le Go a head voulut alors essayer de distancer son ennemi en sâĂ©levant plus haut encore. Il se dĂ©barrassa du lest quâil avait en rĂ©serve. Il fit un nouveau bond de mille mĂštres. Ce nâĂ©tait plus alors quâun point dans lâespace. LâAlbatros, qui le suivait toujours en imprimant Ă ses hĂ©lices leur maximum de rotation, Ă©tait devenu invisible.
Soudain, un cri de terreur sâĂ©leva du sol.
Le Go a head grossissait Ă vue dâĆil, tandis que lâaĂ©ronef reparaissait en sâabaissant avec lui. Cette fois, câĂ©tait une chute. Le gaz, trop dilatĂ© dans les hautes zones, avait crevĂ© lâenveloppe, et, Ă demi dĂ©gonflĂ©, le ballon tombait assez rapidement.
Mais lâaĂ©ronef, modĂ©rant ses hĂ©lices suspensives, sâabaissait dâune vitesse Ă©gale. Il rejoignit le Go a head, lorsquâil nâĂ©tait plus quâĂ douze cents mĂštres du sol, et sâen approcha bord Ă bord.
Robur voulait-il donc lâachever ?... Non!... Il voulait secourir, il voulait sauver son Ă©quipage!
Et telle fut lâhabiletĂ© de sa manĆuvre que lâaĂ©ronaute et son aide purent sâĂ©lancer sur la plate-forme de lâaĂ©ronef.
Uncle Prudent et Phil Evans allaient-ils donc refuser les secours de Robur, refuser dâĂȘtre sauvĂ©s par lui? Ils en Ă©taient bien capables! Mais les gens de lâingĂ©nieur se jetĂšrent sur eux, et, par force, les firent passer du Go a head sur lâAlbatros.
Puis, lâaĂ©ronef se dĂ©gagea et demeura stationnaire, pendant que le ballon, entiĂšrement vide de gaz, tombait sur les arbres de la clairiĂšre, oĂč il resta suspendu comme une gigantesque loque.
Un effroyable silence rĂ©gnait Ă terre. Il semblait que la vie eĂ»t Ă©tĂ© suspendue dans toutes les poitrines. Bien des yeux sâĂ©taient fermĂ©s pour ne rien voir de la suprĂȘme catastrophe.
Uncle Prudent et Phil Evans Ă©taient donc redevenus les prisonniers de lâingĂ©nieur Robur. Puisquâil les avait repris, allait-il les entraĂźner de nouveau dans lâespace, lĂ ou il Ă©tait impossible de le suivre?
On pouvait le croire.
Cependant, au lieu de remonter dans les airs, lâAlbatros continuait de sâabaisser vers le sol. Voulait-il atterrir? On le pensa, et la foule sâĂ©carta pour lui faire place au milieu de la clairiĂšre.
LâĂ©motion Ă©tait portĂ©e Ă son maximum dâintensitĂ©.
LâAlbatros sâarrĂȘta Ă deux mĂštres de terre. Alors, au milieu du profond silence, la voix de lâingĂ©nieur se fit entendre.
« Citoyens des Etats-Unis, dit-il, le prĂ©sident et le secrĂ©taire du Weldon-Institute sont de nouveau en mon pouvoir. En les gardant, je ne ferais quâuser de mon droit de reprĂ©sailles. Mais, Ă la passion allumĂ©e dans leur Ăąme par le succĂšs de lâAlbatros, jâai compris que lâĂ©tat des esprits nâĂ©tait pas prĂȘt pour lâimportante rĂ©volution que la conquĂȘte de lâair doit amener un jour. Uncle Prudent et Phil Evans, vous ĂȘtes libres ! »
Le prĂ©sident, le secrĂ©taire du Weldon-Institute, lâaĂ©ronaute et son aide, nâeurent quâĂ sauter pour prendre terre.
LâAlbatros remonta aussitĂŽt Ă une dizaine de mĂštres au-dessus de la foule.
Puis, Robur, continuant :
« Citoyens des Etats-Unis, dit-il, mon expĂ©rience est faite; mais mon avis est dĂšs Ă prĂ©sent quâil ne faut rien prĂ©maturer, pas mĂȘme le progrĂšs. La science ne doit pas devancer les mĆurs. Ce sont des Ă©volutions, non des rĂ©volutions quâil convient de faire. En un mot, il faut nâarriver quâĂ son heure. Jâarriverais trop tĂŽt aujourdâhui pour avoir raison des intĂ©rĂȘts contradictoires et divisĂ©s. Les nations ne sont pas encore mĂ»res pour lâunion.
« Je pars donc, et jâemporte mon secret avec moi. Mais il ne sera pas perdu pour lâhumanitĂ©. Il lui appartiendra le jour oĂč elle sera assez instruite pour en tirer profit et assez sage pour nâen jamais abuser. Salut, citoyens des Etats-Unis, salut! »
Et lâAlbatros, battant lâair de ses soixante-quatorze hĂ©lices, emportĂ© par ses deux propulseurs poussĂ©s Ă outrance, disparut vers lâest au milieu dâune tempĂȘte de hurrahs, qui, cette fois, Ă©taient admiratifs.
Les deux collĂšgues, profondĂ©ment humiliĂ©s, ainsi que tout le Weldon-Institute en leur personne, firent la seule chose quâil y eĂ»t Ă faire : ils sâen retournĂšrent chez eux, tandis que la foule, par un revirement subit, Ă©tait prĂȘte Ă les saluer de ses plus vifs sarcasmes, justes Ă cette heure!
Et maintenant, toujours cette question Quâest-ce que ce Robur? Le saura-t-on jamais?
On le sait aujourdâhui. Robur, câest la science future, celle de demain peut-ĂȘtre. Câest la rĂ©serve certaine de lâavenir.
Quant Ă lâAlbatros, voyage-t-il encore Ă travers cette atmosphĂšre terrestre, au milieu de ce domaine que nul ne peut lui ravir? Il nâest pas permis dâen douter. Robur-le-ConquĂ©rant reparaĂźtra-t-il un jour, ainsi quâil lâa annoncĂ©? Oui! il viendra livrer le secret dâune invention qui peut modifier les conditions sociales et politiques du monde.
Quant Ă lâavenir de la locomotion aĂ©rienne, il appartient Ă lâaĂ©ronef, non Ă lâaĂ©rostat.
Câest aux Albatros quâest dĂ©finitivement rĂ©servĂ©e la conquĂȘte de lâair!
Fin de Robur-le-Conquérant